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"La preuve par Chirac"

mai 2002         


François Mitterrand, à qui revient la gloire d'avoir le premier favorisé la mise sur orbite médiatique de Le Pen, s'était vanté d'avoir fait bouger les lignes, c'est-à-dire d'avoir brouillé le clivage entre la gauche et la droite. Cinq ans après la mise à l'épreuve de Lionel Jospin, le fidèle héritier, plus personne ne peut se rappeler où se situait naguère la frontière entre les deux. Mon programme n'est pas socialiste, avait proclamé fièrement le Premier Ministre en entrant dans la mêlée présidentielle. Qui aurait pu en douter ! Sécurité, flexibilité et précarité, démantèlement des acquis sociaux, privatisations - gauche et droite sont désormais partout dans l'arène à armes égales, à ceci près que les armes sortent du même arsenal, celui de la répression et de la régression.

C'était hier une litote obligée des politologues de déclarer que la différence ne sautait pas aux yeux. Le problème, c'est qu'à force de recentrer à droite, tout le jeu politique s'est retrouvé au centre de la droite, avec le choix entre une droite classique monocolore et une deuxième droite plurielle de rechange, dominée par le rose du PS. Dès lors, l'extrême droite offrait la seule issue à une masse électorale qui, complètement dépolitisée par la destruction de toutes les bases sociales d'une résistance populaire, désorientée par l'absence d'alternance réelle - les votes annexes étant présentés comme non significatifs et destinés à servir d'appoint au second tour ! - ne peut plus rêver d'un changement de société.

Le cadre constitutionnel a fait le reste : la Constitution de la Ve République, qui assure le fonctionnement du système de représentation politique sur la base d'un coup d'État permanent, a joué en faveur du dernier représentant des leaders charismatiques en mettant sur la touche celui des deux candidats qu'on rendait le plus directement responsable d'une situation insupportable. Et puisque la gauche avait disparu du paysage et qu'il ne restait d'autre choix réel qu'entre les droites, il n'est pas étonnant que l'extrême ait tiré parti de ce blocage politique et social.

Tel est le double effet de la rencontre d'institutions foncièrement antidémocratiques, qui enferment tout le jeu de délégation des pouvoirs dans une bipolarisation politique à l'intérieur du même, avec la disparition de tout projet de changement de société, la disqualification ou la stigmatisation de toute aspiration à une transformation de fond des rapports sociaux. C'est le système de domination politique qui est en cause, puisqu'il repose sur la reconduction à l'identique d'une hiérarchie sociale écrasante et rejette dans l'impensable jusqu'à l'idée d'en contester le bien-fondé. Dans ces conditions, où toute possibilité d'un mieux durable et palpable était exclue, le «pire», loin de repousser l'électeur, a exercé sur lui une fascination irrésistible, comme seul porte-parole d'une révolte qui ne trouvait plus d'autre voix audible pour s'exprimer.

La dépolitisation complète de la société a pris la forme de cet accident de l'histoire électorale qui, le choc surmonté, représente une divine surprise pour la classe politique. L'abstention et la désaffection menaçaient de saper les fondements mêmes du système de représentation parlementaire. Plus aucun des partis politiques ne réussissait à réveiller dans l'électorat un quelconque intérêt pour la res publica, la chose publique.

La brutale irruption sur la scène présidentielle d'un leader aux accents populistes et xénophobes, capable de passer aux yeux de tous pour une réincarnation hexagonale de la «bête immonde», a ressoudé les citoyens contre un ennemi commun. Tous les éléments d'une gauche et d'une droite désagrégées, délégitimées, s'unissent pour donner corps au même fantasme, habiller l'épouvantail des habits bruns abhorrés, et par la même occasion effacer de l'ardoise leur part de responsabilité. Tous ensemble ! Tout ensemble ! Ainsi réactivé, l'antifascisme institutionnel offre à la gauche délavée une porte de sortie qui ouvre carrément sur la droite - avec l'illusion que la montée de Le Pen n'est pas un effet de vase communicant, à la mesure de son propre effondrement et du siphonage de la droite.

La dépolitisation de la vie politique a atteint un tel degré que cette opération, inconcevable voilà quelques années à peine, est en quelque sorte plébiscitée. Et la pseudo-démocratie menacée déterre tous les arguments antidémocratiques qui peuvent être tournés contre les extrêmes, de gauche ou de droite selon les vœux des dirigeants et les besoins du moment. Obligeons le peuple à bien voter, semble dire la rumeur politique relayée par les médias. Pour sauver la démocratie, forçons les malvotants à faire amende honorable et à donner leurs voix à des représentants électoralement corrects ! À pensée unique, bulletin de vote unique !

Si Le Pen n'avait pas existé, avec un peu d'imagination la droite et la gauche auraient pu l'inventer ! Et d'ailleurs, elles l'ont pour une bonne part fabriqué plus grand que nature, et il leur rend en échange un signalé service. Alors que tout semblait bloqué, voilà que s'ouvre devant les classes dirigeantes un boulevard pour continuer l'œuvre de restructuration de celui qu'on ne nomme plus, mais qui veille au grain en l'espèce de ses commis, jospiniens ou chiraquiens : le capital.

Grâce à cette repoussante flambée d'archaïsme, la modernisation accélérée du capitalisme français va pouvoir s'effectuer au grand jour, sous le signe de l'union sacrée contre «la peste», en fait une myriade de mécontentements agglomérés autour d'un noyau de nostalgiques des riches heures d'un introuvable fascisme à la française. Cette revanche à retardement donne aux vieilles recettes du libéralisme avancé comme un air de nouveauté, avec à la clef un consensus propice à l'éradication de tout ce qui résiste encore à une politique sociale de régression, C'est pour éviter le retour du danger Le Pen que demain seront mises en œuvre les réformes qui creuseront le lit d'une droite nouvelle. Votez, nous ferons le reste ! Tel est le sens de la bénédiction que le clergé et le premier cercle patronal ont donnée aux antilepénistes primaires, pressés de rejouer mai 1968 à l'envers en s'enveloppant dans le drapeau tricolore, «qui va au paysage immonde» (Rimbaud, Démocratie), et qui empêche de voir que gauche et droite sont nus.

Les petits patrons laminés et autres canards boiteux, les chômeurs, les laissés-pour-compte réduits à n'être qu'une force de travail d'appoint vont être liquidés ou tenus en laisse par les forces vives et ouvertes de la nation, les entreprises modernes, compétitives et cosmopolites, compétitives parce que cosmopolites, qui adorent l'exploitation multicolore et le métissage des capitaux. Le chômage et la précarisation ne sont pas le résultat d'une politique de classe, tous partis confondus, mais d'un mauvais choix politique, et l'arriération n'a plus qu'un seul visage, celui de Le Pen. Seillière is good for you !

Telle est la leçon qu'on nous invite à tirer de ce rodéo électoral ! Et les petits-bourgeois intellectuels unis aux «bobos» qui ont poussé à la roue sans se soucier de ceux qu'ils écrasaient en chemin vont nous expliquer qu'Hitler frappe à notre porte, que beaucoup sont prêts à lui ouvrir, et qu'il n'est contre lui qu'une seule solution : la modernisation et le bulletin de vote. Le cas du nazisme, sans cesse brandi, ne prouve pas forcément ce que les amnésiques veulent lui faire avouer car ce sont le PC allemand et les Partis du régime parlementaire qui labourèrent le terrain, avant que Hindenburg, réélu président du Reich pour éviter le pire, ne fasse la courte échelle au Führer. Un exemple parmi tant d'autres...

C'est le système dit démocratique qui, en épousant au plus près toutes les formes d'exploitation flexibles, a eu les conséquences que l'on sait. C'est cette forme de domination politique qui a aiguisé les frustrations et les désespoirs et placé Le Pen en position d'arbitre entre les droites. Le fascisme ne passera pas, et pour cause ! La classe dirigeante et les décideurs de tout poil n'en ont en tous les cas pour l'heure aucun besoin. Il est depuis longtemps dépassé, mais il demeure un épouvantail indépassable. Et c'est le système de représentation parlementaire qui, en ne laissant plus rien passer d'autre, conduit à ce cul-de-sac où il ne reste plus face à face que des représentants de la droite, du PS au RPR, tous habillés aux couleurs de la modernité, et tous fossoyeurs du progrès social. Ce sera la normalisation à la française.

Nous sommes tous américains, lançait le directeur du Monde au lendemain du 11 septembre en guise d'acte d'allégeance inconditionnelle aux États-Unis ! Nous sommes tous chiraquiens, laisse entendre le même, qui après avoir ardemment milité en faveur de Jospin contre Chirac peut passer de l'un à l'autre sans aucun écart. La convergence entre les deux, qui ne fait plus de doute aux yeux des électeurs désabusés autant qu'abusés, trouve ainsi sa manifestation la plus extrême : la preuve par Le Pen. Le piège des élections s'est refermé sur les «citoyens» en les acculant à cette situation. Ce sont elles qui mènent au désastre auquel nous assistons : toutes les cartes sont à l'image de la droite et l'électeur n'est là que pour battre et rebattre un jeu truqué !



Louis Janover, Monique Janover, Hélène Fleury, Ngo Van    

3 mai 2002    



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