retour  retour à l'accueil
retour  retour aux articles
«Études Jean-Jacques Rousseau», v. 10, "Spiritualité de Rousseau",
Musée Jean-Jacques Rousseau, Montmorency, 1998, pp. 269-286.


Rousseau et quelques figures de la lutte anticolonialiste et révolutionnaire au Viêt-nam...

"L'oppression nous vient de France,        
mais l'esprit de libération aussi."        

Nguyen an Ninh.        



C'est grâce à une toute petite note de mon livre Viêt-nam, 1920-1945, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale (L'Insomniaque, 1995), débusquée par Tanguy L'Aminot et qui mentionne un début de traduction en quôc ngu, la langue vernaculaire du Viêt-nam, du Contrat social, que j'ai rencontré ce groupe d'étude sur Jean-Jacques Rousseau. Je suis heureux d'avoir l'occasion ici d'évoquer quelques vivantes figures du combat révolutionnaire et anticolonialiste du Viêt-nam, depuis le début du siècle.

Il est, je pense, inutile de préciser que je ne suis ni un connaisseur, ni un spécialiste ni de Rousseau, ni de rien du tout. Mais il se trouve que j'ai été mêlé à des événements qui m'ont fait côtoyer des gens qui, à leur manière, et en dépit du temps et de l'espace, ont témoigné de l'actualité de Rousseau. Au Viêt-nam, c'est dans la lecture clandestine d'ouvrages traduits en caractères chinois venus en fraude de Chine que les lettrés formés à l'ancienne école du début du siècle jusque dans les années 20, découvrirent Rousseau et les penseurs des Lumières. Car, le moins qu'on puisse dire, c'est que la colonisation s'est bien gardée d'apporter avec ses armes et lourds bagages, la culture émancipatrice. Et c'est par un détour par l'Est, c'est-à-dire par la Chine et le Japon que la pensée occidentale a pénétré le pays.

Parmi les lettrés "modernistes" et révolutionnaires qui ont marqué l'histoire du Viêt-nam, Phan boi Chau (1867-1940) voulait chasser les Français du Viêt-nam, mais, à l'époque, il était partisan d'un régime monarchiste constitutionnel. En 1905, il s'est rendu au Japon dans l'espoir d'y trouver aide et soutien. Là, il a rencontré le lettré chinois Liang Qichao, réfugié à Tokyo depuis 1898 après l'échec de la Réforme des Cent jours, et qui avait rejoint le groupe des Réformateurs, animé par le Cantonais Kang Youwei. Liang Qichao était le principal propagateur de Rousseau en Chine :
"De talents éminents, aptes à guérir la maladie d'un pays, il y en a plusieurs dizaines dans l'Europe moderne. Si je considère le remède qui s'adapte le mieux à la situation actuelle de la Chine, (j'en conclus que) ce ne peut être que le Contrat social de Rousseau."

(Cité p. 426, dans la thèse de Wang Xiaoling sur L'influence de la pensée politique de Rousseau en Chine avant la révolution de 1911 qui m'a éclairé sur les rousseauistes chinois dont les traductions ont permis aux lettrés viêts qui ne lisaient pas le français d'accéder à Rousseau.)

Phan boi Chau, pour se présenter à Liang, lui écrivit : "Dès mon premier cri en venant au monde, j'étais votre ami; dix années passées à lire vos ouvrages ont fait de moi un parent par alliance"*. Et Phan boi Chau de raconter : "Cette lettre le toucha et il m'invita à venir le voir avec Tang Bat Hô comme interprète. Quand nous voulions nous exprimer plus directement, nous prenions le pinceau... "*. De Liang Qichao, Phan boi Chau connaissait déjà Mâu tuât chinh biên, (Les événements de 1898); Trung quôc hôn (L'âme de la Chine), La guerre du Moyen-Orient; La guerre franco-prussienne.

"Lorsque j'étais venu voir Liang Qichao, il m'avait montré L'histoire des trois héros de l'Italie (Mazzini, Garibaldi, Cavour) qu'il était alors en train d'écrire. J'avais été enthousiasmé par Mazzini et notamment par cette pensée de lui : "Éducation et violence doivent aller de pair". Tout en poussant les étudiants à partir outre-mer, je ne cessai pour autant d'encourager le développement de la pensée et de l'action révolutionnaire dans le pays. J'écrivais donc une Suite à la lettre d'outre-mer écrite avec du sang, que Lê Dai traduisit en vietnamien et diffusa à travers tout le Viêt-nam.

Quand le vent morne charrie une odeur fétide
Comment rester impassible, l'épée sous le bras ?
Dans nos cœurs chaque goutte de sang bouillonne de colère
Voici le ciel, voici la terre et nous voici nous
Frères, dégainez l'épée
Il n'est pas d'autre façon de nous unir." *

Phan boi Chau précise dans ses Mémoires, qu'il ne s'est pas fait faute de puiser dans la bibliothèque bien fournie du fraternel Liang Qichao. "C'est seulement après mon départ à l'étranger - c'est-à-dire en Chine et au Japon - dit-il, que je lus le Contrat social de Rousseau..."*. Liang Qichao est aussi l'auteur du Contrat social, doctrine monumentale de Rousseau. Min yue lun juzi Lu suo zhi xue shuo, (Xin min cong bao, Yokohama, 5 et 19 juillet 1902), et d'Études sur Rousseau, Lu suo xue an (Qing yi bao 21 novembre, 1er décembre et 21 décembre/l901).
C'est la lecture de Rousseau qui a, semble-t-il, radicalisé ses prises de position politique et lui a fait sauter l'étape de la lutte pour la monarchie constitutionnelle. Ainsi, après la révolution de 1911 en Chine, Phan boi Chau organisa en 1912 la Ligue pour la restauration du Viêt-nam, Viet Nam quang phuc hôi, dont le but est d'instaurer l'indépendance du Viêt-nam et l'établissement d'une république démocratique. Au moyen, s'il le fallait, de la lutte armée et d'attentats terroristes.
Condamné à mort par contumace par les Français en 1913 après une affaire des bombes qui avaient tué deux Français à Hanoi, il fut kidnappé par la Sûreté à Shanghai et ramené à Hanoi en 1925. Gracié, il fut assigné à résidence à Huê jusqu'à sa mort en 1940.

Son compagnon, le lettré Phan chau Trinh (1872-1926), né en Annam, avait été nommé mandarin des Rites en 1903, mais en 1905, écœuré par la corruption et l'immobilisme archaïque de la Cour de Huê soigneusement entretenus par le protectorat français, il avait quitté son poste, renonçant au confort du mandarinat.

Au début de 1906, déguisé en coolie et caché par les cuisiniers du bateau, il s'était embarqué pour rejoindre Phan boi Chau à Canton. Il le suivit au Japon où Phan boi Chau organisait l'accueil des étudiants annamites émigrés clandestins.

Mais demander le soutien militaire des Japonais pour chasser les Français du pays était selon Phan chau Trinh une idée dangereuse. Et il quitta Phan boi Chau.

Rentré au pays, Phan chau Trinh adressa en octobre 1906 au gouverneur général un Mémoire sur les maux dont souffre le peuple annamite, appelant son attention sur la corruption du mandarinat dont la rapacité aggravait la misère d'une population déjà écrasée sous le poids des impôts, taxes et corvées. Il soulignait la responsabilité française, complice de cet état de choses, et appelait à des réformes pour revoir la sélection des mandarins, abolir le vieux système des examens, réformer le code féodal barbare de l'empereur Gia long resté en vigueur en Annam et au Tonkin, mettre sur pied une éducation moderne... Les mandarins corrompus lui en vouèrent une haine mortelle.

Au printemps de 1908, éclatèrent dans le Centre Annam des manifestations paysannes qui se propagèrent comme traînées de poudre. Pour la première fois, le régime colonial dut affronter directement des protestations ouvertes et spontanées des masses paysannes écrasées de misère. La répression fut sanglante.

La Cour de Huê saisit ce prétexte pour sévir contre les lettrés modernistes. Dans toutes les provinces se développa une véritable inquisition. Les écoles furent détruites, les maîtres persécutés. Dans la même année, lorsque les paysans de son village marchèrent sur le chef-lieu de la circonscription de Dai loc (Quang nam), Phan chau Trinh, bien qu'il se trouvât alors à Hanoi, fut accusé d'en être le meneur. Amené à Huê, il fit la grève de la faim. La Cour mandarinale le condamna à mort. Sur l'intervention de la Ligue des droits de l'homme, sa peine fut commuée en détention à vie, et il fut expédié au bagne de Poulo Condore.

Après trois ans de travaux forcés, en 1911, une nouvelle intervention de la Ligue des droits de l'homme l'arrachait au bagne. Et il s'expatria en France. Il n'en avait pas encore fini avec l'emprisonnement, puisqu'au cours des quatorze années de sa vie de paria passées dans la métropole, il passa plusieurs mois à la prison de la Santé, sur accusation de complot. Cette histoire tragico-burlesque sera racontée plus tard par son ami de combat Phan van Truong, (1878-1933) dans Une histoire de conspirateurs annamites à Paris, ou la Vérité sur l'Indochine, parue en 1928 à Saigon au style limpide d'un épique discret et plein d'humour. Phan van Truong, qui fut aussi ami des idées rousseauistes écrit, page 190 :

"À côté des bruits diffamatoires, on répand, en outre, des assertions risibles. On prétend, par exemple, que j'ai des idées révolutionnaires parce que j'ai lu Jean-Jacques Rousseau, comme s'il suffit de lire Jean-Jacques Rousseau pour devenir révolutionnaire. S'il en était ainsi, je me permettrais de conseiller aux socialistes et communistes de propager à profusion les œuvres de cet écrivain pour révolutionner le monde."

Ce livre, dévoré en cachette, eut une grande influence dans la prise de conscience historique et politique des jeunes autochtones. En mai 1925, Phan chau Trinh se rembarqua pour Saigon. Il fit le 19 novembre 1925 une causerie sur Éthique et morale d'Europe et d'Asie orientale, dans un café, qui rassembla jusque dans la rue un millier de personnes, jeunes pour la plupart, venues avant tout pour manifester leur sympathie au vieux "retour d'exil".

Il déclara en substance : notre éthique n'est plus qu'un fruit desséché, et c'est à nous que nous devons nous en prendre pour la revivifier. L'éthique, c'est ce qui fait de l'homme, à toute époque et partout, un homme : l'humanité, l'équité, la politesse réciproque, la raison, le respect de la parole donnée...

La morale au contraire dépend de l'espace et du temps, elle est comme un vêtement, elle change selon les pouvoirs; notre système monarchique désuet charrie avec lui ses règles morales, non seulement sa morale familiale qui a abouti, avec le temps, à un despotisme répondant au despotisme royal, où les enfants se soumettent à l'esprit d'esclavage, où la femme doit obéissance à son mari, mais aussi sa morale nationale qui depuis les temps anciens, se résume en deux mots, roi et sujet; le peuple n'a pas le droit d'intervenir dans les choses de la nation, il n'a pas de citoyenneté.

En Europe, poursuivait Trinh, la morale familiale a cédé le pas à la morale nationale, mais les nations européennes qui sont des nations guerrières se sont battues entre elles... Elles et nous devons avancer maintenant vers l'époque sociale où seront brisées les inégalités. Déjà il existe en Europe des jeunesses socialistes, des jeunesses démocratiques, dont les vues dépassent les frontières nationales. Le chemin sera long car, si l'idée socialiste se développe en Europe, chez nous, c'est le "chacun pour soi" et tant pis pour ceux qui meurent en route; on oublie le peuple, son malheur, sa misère; on étudie pour des titres et des fonctions; plus le peuple est esclave, plus le trône est fort et plus les mandarins s'enrichissent; cet état d'esprit s'étend aux interprètes, aux secrétaires, et même aux boys et aux cuisiniers; chacun espère devenir maire, chef de canton... et ainsi pouvoir à son tour dominer.

Si nous voulons qu'un jour le Viêt-nam devienne indépendant, il faut propager l'idée de socialisme, de solidarité ? Et Trinh rajoute :

"En les observant superficiellement, nous pensons que les Européens appartiennent à une race ambitieuse, cruelle, terrible; mais, non, nous nous trompons. Si nous vivions longtemps en Europe, nous saurions que les Européens ont une éthique supérieure à la nôtre, car ils sont imprégnés de l'idée de liberté transmise à partir d'Athènes et de Rome. Au XVIIème et XVIIIème siècle, des esprits ont cherché à briser les entraves du despotisme pour aider leurs semblables à conquérir la liberté. La Fontaine dans ses Fables, Pascal, Montesquieu avec L'Esprit des Lois, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau avec Le Contrat Social. Depuis plus de soixante ans, sous le protectorat d'un pays pourtant très civilisé, la Sûreté française nous inscrit sur ses listes noires quand nous manifestons notre attachement à notre pays; elle nous accuse de manœuvres subversives. Ne nous laissons plus paralyser. Si les Français nous poussent ainsi au désespoir, il n'y aura pas culpabilité à ne pas leur être loyal". (Phan chau Trinh, Dao duc va luan ly A chau va Au chau, Saigon 1926.) Ces déclarations de Trinh sont comme un écho au Discours sur l'origine de l'inégalité.

"Le despote n'est le maître qu'aussi longtemps qu'il est le plus fort... Sitôt qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la violence. L'émeute qui finit par étrangler ou détourner un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse; toutes choses se passent ainsi selon l'ordre naturel."

Trinh a aussi rappelé la sentence : "On peut tuer un lettré mais on ne peut pas l'avilir" (Si kha sat bat kha nhuc). Et commenté : "que la richesse ne nous enivre pas, que la pauvreté ne nous change pas, que l'autorité et la force ne nous fassent pas courber la tête, là est l'homme véritable (phu qui bat nang dam, ban tien bat nang di, uy vu bat nang khuat, thu chi dai truong phu)". Meng Tseu (Mencius), le disciple de Confucius, qui vécut au IVème siècle avant J.-C., a dit que le peuple est ce qu'il y a de plus précieux. Un souverain qui n'agit pas comme il le devrait idéalement, a cessé moralement d'être souverain et il n'est "rien d'autre qu'un individu quelconque". Que doit faire le peuple quand le roi est cruel ? Meng Tseu n'a pas répondu à cette question, mais l'histoire l'a fait : quand le roi est cruel, le peuple le tue. Mais prenons garde de pousser le peuple à se soulever avec des couteaux et des bambous, de l'exposer à la mort sans aucune utilité; les flagorneurs n'en deviendraient que plus arrogants et plus oppressifs.

Le 27 novembre, Phan chau Trinh traita de Monarchie et démocratie.

Rongé par la tuberculose, il expira à Saigon le 24 mars 1926. L'émotion populaire fut immense. Des milliers d'hommes, de femmes, de jeunes gens défiant la police omniprésente défilèrent pendant une huitaine de jours devant la dépouille du défunt, allumant des baguettes d'encens sur l'autel dressé pour lui au 54 rue Pellerin. Le 4 avril 1926, ses funérailles se transformèrent en rassemblement monstre contre les maîtres... Autour du corbillard de celui dont la voix a été un sabre qui a effrayé le pouvoir, (Phan boi Chau dans le discours d'adieu), les Jeune Annam aux brassards blancs, avec leurs larges banderoles "Vive la révolution annamite !", et en masse, des coolies et ouvriers des décortiqueries de Cholon qui avaient quitté le travail, les élèves de la ville et des provinces, des ouvriers et employés de l'Arsenal, des paysans de Ba Diem et Hoc mon, connus pour leur esprit de révolte...


Nguyên an Ninh (1900-1943), de la génération suivante, fut formé à l'école française. En 1920, il arriva à Paris où il allait fréquenter anarchistes et socialistes.

De retour au pays en 1922 avec une licence en droit, Nguyen an Ninh aurait pu s'intégrer facilement à la société coloniale, accepter un confortable emploi de magistrat assorti d'une concession de terre, mais c'était contraire à son éthique. Il voulait secouer la jeunesse scolarisée, l'engager à faire l'effort de se cultiver elle-même et de se battre pour l'émancipation du peuple annamite.

Dans son exposé sur "l'Idéal de la jeunesse annamite", en 1923, il dénonce la tradition confucéenne introduite avec les marchandises chinoises et qui, usée et pervertie, n'a engendré qu'une couche sociale prééminente (thuong luu) au conservatisme gonflé de suffisance. Il dénonce aussi la culture utilitaire dispensée par l'école française en vue de former des "esclaves du gouvernement français".

"En notre pays, écoles publiques et écoles privées abrutissent notre jeunesse, car le gouvernement a besoin d'un peuple faible et servile. C'est pitié de voir la sorte d'hommes domestiqués qu'elles engendrent.

Pendant que les Annamites labourent et triment durement pour leur subsistance, une minorité les saigne au profit d'une puissance d'Europe. Notre tâche présente est de préparer les paysans à la lutte, de "produire la graine de l'arbre de demain". La liberté doit se préparer par une culture ouverte sur le monde actuel, sur ses besoins et ses méthodes d'action. Ce n'est pas la littérature léguée par nos ancêtres qui nous éclairera, car il n'en émane plus qu'un esprit dégénéré, fatigué, agonisant... Quittons nos montagnes et nos fleuves. Lorsque, d'un œil clair, nous aurons regardé l'univers et les sociétés des hommes, nous nous connaîtrons mieux nous-mêmes, et nous reviendrons ici où nous sommes nés, ici où notre esprit créateur et notre lucidité seront utiles. [...] Ce qu'il nous faut, ce ne sont pas des imitations serviles qui, loin de nous libérer, nous attachent à ceux que nous imitons. [...] On a souvent parlé du rôle civilisateur de la France représentée par la caste dirigeante actuelle. On a fait un livre intitulé : Le Miracle français en Asie. Et qu'est ce miracle ? C'est un miracle en effet que de pouvoir en un laps de temps si court faire descendre jusqu'à l'ignorance épaisse un niveau intellectuel qui s'était déjà beaucoup abaissé [...] précipiter un peuple aux idées démocratiques dans la servitude complète [...]. Parler du rôle éducateur, du rôle civilisateur des maîtres de l'Indochine, décidément, messieurs, cela fait sourire."

Cette conférence de Ninh est reproduite dans le beau et généreux livre de Léon Werth, Cochinchine, édité pour la première fois en 1926. En 1923, Ninh lança le journal "La Cloche fêlée", titre repris du poème de Baudelaire. Ninh ne s'est jamais, à ma connaissance, expliqué sur cette référence, ce titre insolite donné à un journal engagé dans le combat anticolonialiste, mais je crois que pour tous ceux qui l'ont approché, un jour ou l'autre, cette référence poétique n'a rien d'étonnant, elle est tout à fait dans sa forme d'esprit sensible, ennemi de tout cloisonnement, schématisme et sectarisme.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !

Moi, mon âme est fêlée et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.

Il a appelé son journal "organe de propagande des idées françaises", formule déconcertante à première vue, mais tout à la fois diplomate et sincère. Ces "idées françaises" n'étaient pas celles des administrateurs et des colons, mais celles des libertés démocratiques. "L'oppression nous vient de France, mais l'esprit de libération aussi", disait-il.

Le journal parut en français, toute publication en quôc ngu étant soumise à autorisation préalable. "La Cloche fêlée" attaqua le pouvoir colonial et sa société, du gouverneur Cognacq aux colons; elle inaugurait ainsi en Cochinchine l'affrontement ouvert de la presse avec l'administration, testant les possibilités légales d'appeler les dong bao (compatriotes, littéralement issus de la même matrice) à la lucidité et de les inciter à préparer eux-mêmes l'avenir de la "nation indochinoise".

Le numéro du 21 avril 1924 exhorta les jeunes des écoles à partir pour la France où la culture était libre.

"Ce n'est pas dans ce pays que nous pouvons acquérir ce qui nous manque. Ce n'est pas dans les gouvernements actuels de l'Indochine qu'il nous faut mettre nos espoirs en l'avenir de notre race. Un peuple esclave qui compte sur son maître pour sortir de la servitude oublie trop vite les raisons pour lesquelles on l'a fait esclave."

Ninh colportait lui-même son journal dans les rues de Saigon. Ses lecteurs, semi-clandestins, ne pouvaient être que ceux qui connaissaient le français, instituteurs, élèves, petits fonctionnaires annamites et ils risquaient le blâme ou le renvoi s'ils étaient surpris en train de lire cet "écrit séditieux". La pression administrative harcelante sur son imprimeur le conduisit à installer sa propre imprimerie, rudimentaire, et de rédacteur et colporteur, il se fit aussi typographe.

En 1925, dans une brochure, La France en Indochine, Ninh alerta l'opinion de la métropole sur le malaise social en Indochine où la "mission civilisatrice de la France républicaine est révélée sous son vrai jour".

"Dans ces dernières années, malgré tous les efforts des coloniaux pour confiner les Annamites dans leur pays [...] des Annamites ont pu venir en France et observer la vie européenne [...] Ils en ont rapporté les idées démocratiques européennes, l'esprit critique de l'Europe, une vigueur et une foi revivifiées par le souffle occidental. Ils y ont reçu des mains des Français même l'acte de condamnation du régime imposé par les coloniaux à l'Indochine. Les coloniaux ne peuvent pas les empêcher de lire Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Déjà quelques esprits se révèlent et s'affirment. [...] Ils prêchent la réclamation des libertés élémentaires qui protègent la dignité humaine, la réclamation des réformes qui concilient l'esprit démocratique du peuple annamite et les idées européennes. [...] Ils ne combattent plus en secret et par pur patriotisme. Ils combattent ouvertement au nom des idées humanitaires et des principes de 1789 ".

Ninh rappelle aussi que "Les livres chinois ne peuvent pénétrer en Indochine qu'en fraude, même les traductions d'ouvrages de Rousseau et Montesquieu." Dans la logique de ces convictions, en 1926, Ninh se met à la traduction de Rousseau en langue vernaculaire, le quôc ngu, afin que cette pensée soit accessible au plus grand nombre. Il s'agit d'un fragment du Contrat Social (chap. de 1 à 6). Il a été publié avec la traduction de sa Conférence prononcée en français en 1923 à Saigon, sur l'Idéal de la Jeunesse annamite, dans laquelle, on l'a vu, il combat la tradition confucéenne.

Beaucoup de jeunes se sont jetés sur la lecture de Rousseau. Ce dont d'ailleurs s'alarma le docteur Paul Carton (célèbre par ailleurs en France pour son régime diététique) qui exerça aux colonies et écrivit dans Le Faux Naturisme de Jean-Jacques Rousseau, (2e Édition de 1931) :
"Indiscutablement, Jean-Jacques Rousseau fut donc un grand déséquilibré, et voici l'homme que nos éducateurs modernes considèrent comme un dieu et nos révolutionnaires comme un saint. Et, ce sont les idées fausses de ce dément, charlatan déclamateur, qui a fini par le délire de la persécution, que, sous prétexte d'éducation nouvelle, on infuse à l'école, dans des leçons trop souvent libertaires et communistes et que l'on propage chez les peuples colonisés. Par exemple, le Contrat social, traduit en annamite, est enlevé chez les libraires en Indochine, et dévoré par les indigènes. Ils le considèrent comme leur Évangile social. Il est le ferment de leur révolte et l'instigateur de leurs assassinats.

Et c'est Jean-Jacques Rousseau, étranger qui se réclamait toujours de son titre de citoyen de Genève, bâtisseur d'utopies, cerveau enflammé d'envie et de vengeance, esprit perpétuellement faux, dieu des autodidactes, des primaires et des détraqués, destructeur de la famille et désorganisateur de l'ordre social, que la démocratie a pris chez nous comme drapeau, en lui empruntant ses soi-disant immortels principes et qu'elle a transféré dans son Panthéon ! Devant un tel renversement du bon sens et de la raison, on comprendra que nous ayons tenu à balayer hors du sage Naturisme hippocratique cet homme néfaste, ce faux naturiste, ce faux prophète, cet idéologue malfaisant, en un mot ce paranoïaque."
(Ce texte m'a été communiqué par Tanguy L'Aminot)

Nguyen an Ninh fut incarcéré en avril 1926 et c'est Phan van Truong (l'auteur déjà cité plus haut d'Une Histoire de Conspirateurs annamites à Paris) qui reprit en main "La Cloche fêlée". Il y plaça en exergue la sentence frappante de Meng Tseu en chinois et avec sa traduction française : Le peuple est tout, l'État a une importance secondaire, le prince n'est rien.

En mai 1926, "La Cloche fêlée" prend le nom d'"Annam". (Et l'"Annam" disparaîtra définitivement lorsque Phan van Truong sera condamné en 1928 à deux ans de prison pour "provocation de militaires à la désobéissance dans un but de propagande anarchiste").

Le 24 avril 1926, s'était ouvert le procès de Nguyen an Ninh. Il fut condamné à deux ans de prison pour "manœuvres subversives". Grande émotion dans le pays, grèves de protestation parmi la population scolaire. Il y eut désertion en masse dans tous les établissements importants, tant en province qu'à Saigon. Même au Collège des jeunes filles annamites de Saigon, à l'Institut catholique Taberd, et parmi les petits écoliers de Phulam à Cholon. Plus d'un millier d'élèves furent renvoyés.

Relaxé sous condition en janvier 1927, Ninh s'embarqua en mars pour la France. Rentré en janvier 1928, l'"Annam" étant interdit et Phan van Truong inculpé, Nguyen an Ninh décida de vivre au sein de la paysannerie pauvre pour l'aider à sortir de sa torpeur, pour tenter d'y introduire le ferment d'une éthique révolutionnaire de solidarité et de responsabilité commune, dans l'optique de l'émancipation du pays.

Avec son ami Phan van Hum, il parcourait à vélo les régions de Giadinh, Cholon, Tayninh, il y propageait les idées émancipatrices; il suscitait des débats chez les travailleurs de la terre, tentait d'élargir leur horizon au-delà de leurs haies de bambous. Il nouait des liens dans la campagne profonde.

Son charisme alarma le pouvoir. N'était-il pas, sous le masque d'une existence ascétique et intellectuelle, en train de mettre sur pied une de ces sociétés secrètes, comme celle du Ciel et de la Terre en 1916, capables d'embraser tout à coup le monde paysan contre l'appareil de domination ?

Un soir de septembre, Phan van Hum est interpellé à Ben luc par des miliciens qui prétendent garder ses papiers. Il proteste et un cal lui envoie à la tête un coup de nerf de bœuf. Ninh le défend avec ses poings. Mais la nuit est noire, et c'est Hum qui est emmené et mis aux fers à la maison commune de Longphu. Conduit au parquet de Saigon, il est inculpé d'imaginaires "coups et blessures à agent dans l'exercice de ses fonctions", et incarcéré. Quelques jours après, lorsque paraît le "communiqué du gouvernement", Ninh se rase la tête, se vêt de blanc et décide de rejoindre Hum à la Maison centrale parmi les prisonniers de droit commun.

La Sûreté transforme qui elle peut en faux témoins : elle torture, elle affame, arrête enfants, vieux parents qui parfois craquent et dénoncent. La police semble croire ou fait semblant de croire à une Société secrète Nguyen an Ninh en train de s'armer, se livrant à la pratique du serment du sang et de la mort dans la tradition des sociétés secrètes du passé, serment qui n'a rien à voir avec l'homme de raison qu'est Ninh.

Des centaines d'arrestations se succèdent en octobre, novembre et décembre. La grande salle où l'on rassemble les détenus est bientôt baptisée kham hoi (prison de la société secrète). Chaque matin, des centaines de femmes et d'enfants partis de leurs villages dans la nuit attendent le moment où ils pourront remettre quelque nourriture à un mari, un père ou un fils. Beaucoup ne seront relâchés qu'après avoir été longuement torturés.

Cependant du dehors vient un grand réconfort. Ninh sait que chaque jour des paysans de Giadinh, Cholon, Tan an, quoique soumis à la terreur, signent des pétitions en sa faveur...

C'est le 8 mai 1929 qu'a lieu le deuxième procès. Une foule de sympathisants envahit le prétoire. Ils sont expulsés dès l'ouverture de la séance. Verdict : Nguyen an Ninh, 3 ans de prison, 1 000 francs d'amende et 5 ans de privation de droits civiques pour formation d'une société secrète. Il sera envoyé à Hatien pour y casser des cailloux, mais l'administrateur, inquiet de son charisme, le fit ramener deux jours plus tard à la Maison centrale de Saigon.

Tous les jeunes avaient la photo de Ninh dans leur chambre à cette époque-là. Tous ceux qui étaient éveillés à la révolte étaient enthousiasmés par lui et le considéraient comme leur aîné.

Pour donner une idée de ce rayonnement humain et intellectuel remarquable, il faut préciser que c'est sous son influence directe que les deux tendances communistes (staliniens et trotskistes) formèrent un front unique au sein du journal "La Lutte" en 1933. Alors que Ninh lui-même n'appartenait à aucun parti.

Cette alliance unique ­ alors que Staline traquait en Urss et ailleurs, avec l'aide des partis communistes à sa dévotion, les opposants et ceux qui étaient tant soit peu soupçonnés de "trotskisme" ­ allait durer près de trois ans.

Staliniens et trotskistes, d'accord avec Nguyen an Ninh pour une lutte commune contre les ennemis immédiats, pouvoir colonial et parti constitutionnaliste, fabriqueront ensemble un journal de défense des ouvriers, coolies et paysans, sans qu'il soit question de stalinisme ou de trotskisme, les idées de Marx étant le fond théorique commun. Les articles ne seront pas signés (ni publicité personnelle, ni expression de tendances). C'est Ninh qui fut la cheville ouvrière du journal...

"La Lutte" gardera toujours cette orientation éditoriale : un peu de théorie, l'histoire du mouvement ouvrier au XIXème siècle, mais surtout beaucoup de faits puisés dans l'histoire en train de se faire dans le monde, dans la vie des ouvriers (grèves, syndicats, salaires, accidents du travail...), dans celle des paysans (propriétaires fonciers spoliateurs, exactions des notables, brutalités des colons), dans l'arbitraire et les abus de l'administration, dans les tortures pratiquées à la Sûreté, dans les violences policières, dans la vie des bagnards, dans les procès, dans le cynisme des possédants, des constitutionnalistes...

Ensuite ce sera la rupture entre staliniens et trotskistes en 1937, sur ordre du Parti communiste français.
Ninh sera de nouveau arrêté en 1937. Déporté juste au début de la guerre, il mourut au bagne de Poulo-Condore en 1943.

Au début des années trente, au moment des nombreuses arrestations, dans les listes de livres saisis chez les suspects que les journaux publiaient innocemment, ce qui orientait fructueusement les lectures des jeunes autochtones, en bonne place figurait toujours Rousseau... N'est-ce pas là le signe d'une pensée toujours vivante dans ces premières décennies du XXème siècle ?

Dernièrement lors d'un séjour à Hanoi, j'ai eu l'occasion au cours de discussions avec des écrivains et poètes qui avaient joué un rôle dans le mouvement Humanisme et Belles Lettres, Nhân Van Giai Pham, de les entendre se référer à Rousseau.

Ce mouvement Nhân Van Giai Pham a surgi en mars 1956, quand après le rapport de Khrouchtchev sur les crimes de Staline, quelques voix de poètes et d'écrivains s'aventurèrent à rompre le consensus apparent au Viêt-nam. Ces voix s'attaquèrent aux "caporaux des lettres et des arts", réclamèrent avec force les libertés démocratiques, s'élevèrent contre le système de contrôle de la population par son regroupement en unités de foyers (hô khâu) qui doivent se surveiller mutuellement, critiquèrent l'arbitraire, les abus et exactions commis dans la réforme agraire en cours qui commençaient à provoquer une série de réactions explosives...

La contestation éclata au printemps de 1956 par la publication dans le recueil Giai phâm (Belles oeuvres) du poème Monsieur le Pot à chaux de Lê Dat :

Le sort des personnes qui parviennent à vivre cent ans,
Est exactement celui d'un pot à chaux.
Plus ils vivent plus ils dégénèrent,
Plus ils vivent plus ils se rapetissent.

Ce quatrain visait le "Vieux père de la nation" (titre que Hô chi Minh s'était lui-même attribué), ridiculisant le thuriféraire professionnel To Huu, dirigeant des Lettres et des Arts, auteur de ce chef-d'œuvre :

Vive Hô chi Minh,
Le phare du prolétariat !
Vive Staline,
Le grand arbre éternel
Abritant la paix sous son ombre !
[...] Tuez, tuez encore, que la main ne s'arrête pas une minute;
Pour que rizières et terres produisent du riz en abondance,
pour que les impôts soient recouvrés rapidement.
Pour que le Parti dure, ensemble marchons du même cœur.
Adorons le président Mao,
Rendons un culte éternel à Staline.

Se sentant menacé, le pouvoir étouffa l'éclosion des Cent fleurs du printemps et de l'automne : le 15 décembre 1956, Hô chi Minh signa le décret d'interdiction de toute publication oppositionnelle sous peine d'emprisonnement allant jusqu'aux travaux forcés à perpétuité. Le recueil Giai phâm sera saisi alors qu'un autre jeune poète Trân Dân, qui avait lui aussi perdu tout respect du père, était jeté en prison où il tenta de se suicider.

En automne, la dissidence affronta au grand jour le pouvoir. La nouvelle née revue "Nhan van" (Humanisme) sera saisie à son 6e numéro le 11 décembre. D'autres feuilles, "Dât moi" (Terres nouvelles), "Tram hoa" (Cent fleurs), "Noi thât" (Franc parler) furent interdites. Mis au rang des assassins par les plumitifs de la presse officielle, 476 "saboteurs du front idéologique" furent, au début de 1958, rassemblés et soumis à des séances de "rectification idéologique", (chinh huân), obligés de consigner (kiêm thao) leur autocritique, allant parfois jusqu'à la confession publique : les uns seront déportés dans les camps de travail des régions difficiles du Viet Bac (Nord) ou dans les zones agricoles à la frontière du Laos, les autres envoyés dans les coopératives ou les entreprises pour se "rééduquer par le travail" (hoc tâp lao dông).

Ces méthodes inquisitoriales ont poussé certains au suicide. Le philosophe Tran duc Thao, enseignant à l'université de Hanoi sera, lui aussi, contraint à confesser "son révisionnisme" et envoyé à la garde des troupeaux. Le lettré Phan Khôi, 73 ans, l'écrivain Truong Tuu, sympathisant trotskiste, ont refusé de faire leur autocritique. Le premier fut envoyé en résidence forcée à Chiêm hoa (Tuyên quang), le second exclu de l'université où il enseignait, et sa femme privée de son petit commerce, leur seul moyen de subsistance.

Enfin, la campagne de répression s'acheva en janvier 1960 par le procès de l'ancien vice-ministre de la propagande de Hô chi Minh, Nguyên huu Dang et de la femme de lettres Thuy An, sous les verrous depuis 1958 pour refus de confession, furent condamnés chacun à 15 ans de prison; Trân thiêu Bao (Minh duc), l'imprimeur de la revue "Nhan van" à 10 ans, Phan Tai et Nguyen Chi à 5 et 6 ans, pour "espionnage" !

Lê Dat considère que l'on a surestimé en France l'influence chinoise sur le Mouvement dit des Cent fleurs vietnamiennes. Les intellectuels pour la plupart ne lisaient pas le chinois. C'est à la Révolution française que Lê Dat attribue la plus grande influence. Et Lê Dat, qui a dû aussi "se rééduquer" dans les Aciéries de Thai nguyên, de chantonner, évoquant cette époque :

Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à Rousseau...

Et d'ironiser : Non, l'inspiration n'a pas été du tout chinoise, par contre la punition l'a été...
Dans le monde de l'oppression, de l'exploitation, partout où des hommes n'acceptent pas de dissocier rêve de vie communautaire, égalitaire et réalité, on peut dire qu'à un moment donné, fût-ce à l'autre bout du monde, le choc émerveillé de la rencontre avec l'esprit libertaire de Rousseau a eu lieu, que ce soit pour lutter contre l'impérialisme colonial ou contre la bureaucratie dominante.
_____________________________
* Cf.. Mémoires, de Phan boi Chau, Trad. de Georges Boudarel, France-Asie / Asia, Paris 1969. p. 49, 69, 133, 280.


Ngô Van            

retour  retour à l'accueil
retour  retour aux articles