retour  retour à l'accueil
retour  retour aux hommages

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
     JOURNAL EN PUBLIC
       MAURICE NADEAU

n° 892 du 16 au 31 janvier 2005     


Il y a dix ans, en octobre 1995, j'ai raconté comment avait un jour débarqué à La Quinzaine un Vietnamien, « grand, maigre, un long visage », se recommandant d'amis de ma jeunesse militante,
comment il m'avait donné des nouvelles de mon camarade « Ernest » (Tran Van Shi), retourné dans cette Indochine qui n'était pas encore le Vietnam pour y continuer la lutte, et mort au bagne de Poulo Condore,
comment, ouvrant sa valise posée sur une chaise, il en avait sorti deux mille pages manuscrites qu'il me donnait à lire: rien moins que vingt-cinq ans d'histoire coloniale de son pays, 1920-1945. Une histoire qu'il avait vécue comme jeune révolutionnaire échappant à la mort donnée par les Français puis plus tard par les staliniens, réussissant à prendre un bateau pour la France où il débarque en 1948. Il est embauché chez Renault, il y travaillera trente ans.


NGO VAN


Dix ans donc, cette première entrevue.

Peu après, Ngo Van publie ce Vietnam 1920-1945, Révolution et contre-révolulion coloniale. La Quinzaine en rend compte : « Une somme historique, écrit Serge Quadruppani. Feuilles zingographiées, tracts, brochures, journaux d'époque, ouvrages récents, l'auteur brasse une impressionnante documentation, souvent utilisée pour la première fois. On est emporté dans le flot d'un récit aussi haut en couleur qu'une saga historique ficelée par un maître du genre, sauf qu'ici tout est vrai, superbement et atrocement vrai... » Notre collaborateur rappelle que, «né dans une famille paysanne du delta du Mékong, Ngo Van a commencé à travailler dès l'âge de 13 ans et n'attend pas d'avoir vingt ans pour se lancer dans la lutte des communistes antistaliniens ». Arrêté plusieurs fois, emprisonné, assigné à résidence, etc.

Sa propre histoire, Ngo Van la raconte six ans plus tard dans Au pays de la cloche fêlée. Jean-Jacques Marie y fait écho dans La Quinzaine : « Il prend à la gorge d'entrée. Il commence par son arrestation le 10 juin 1936 par la Sûreté française et par les tortures que les policiers français lui infligent... Ngo Van possède un véritable talent de conteur, il rend très présents au lecteur l'atmosphère de la prison, l'odeur des cellules puantes... le sadisme des policiers... il fait aussi revivre avec un égal talent dès qu'il passe au récit de son enfance, le monde à la fois misérable et chaleureux des petits paysans vietnamiens d'où il est sorti... Le crime de Ngo Van ? Avoir constitué avec un groupe de camarades la Ligue des communistes internationalistes pour la construction d'une IVe Internationale...»

Deux ouvrages majeurs où l'historien montre des dons d'écrivain et de conteur.

Aujourd'hui un opuscule : Utopie antique et guerre des paysans en Chine que suivra, bientôt sans doute, Le Joueur de flûte et Ho Chi Minh. Ce seront les dernières publications de Ngo Van. Sa collaboratrice des dernières années, Hélène Fleury, nous téléphone ces premiers jours de janvier: «Ngo Van vient de mourir. Il m'avait dit que vous étiez de ses amis... »

L'extrême discrétion de Ngo Van a fait que nous nous sommes peu rencontrés. Il est revenu à La Quinzaine deux fois, peut-être trois, en ces dix années. Il avait bien voulu écrire une recension que nous lui avions demandée, nous évoquions souvent son nom à propos d'ouvrages qui, pour des comptes rendus, relevaient de ses compétences.

Ce révolutionnaire, cet « intellectuel » qui a travaillé trente ans en usine était un connaisseur passionné de l'histoire de Chine. Les PUF ont publié de lui en 1976 Divination, magie et politique en Chine ancienne sous le patronage de l'École des Hautes Études. L'ouvragé a été réédité. Il m'avait fait don des épreuves de la première édition. J'y lis. « Le présent essai concerne un aspect non officialisé des arts ésotériques et de leurs implications avec le pouvoir .... » Toujours le même souci.

« Les maîtres de ces arts, les fang-che (devins, astrologues, dompteurs de démons, acupuncteurs, médecins, taoïstes spécialistes de l'art de longue vie, alchimistes, interprétateurs de prophéties...) ont parfois orienté la politique par leur influence directe soit sur le Fils du Ciel soit sur le peuple... » Etc.

Le marxiste qu'il était l'a amené à écrire un Avec Maximilien Rubel, une amitié, une lutte 1954--1996.

Il s'intéressait aux contes populaires dans son pays. Ils ont paru ici en traduction bilingue.
Nous n'aurons pas la chance de rencontrer à nouveau Ngo Van. Avec la discrétion qu'on lui connaissait il vient de s'éclipser. Ou, plutôt comme nous le dit au téléphone Hélène Fleury : «Il s'est éteint...»

Il est né en 1913.


Vietnam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, 444 p., Ed. L'insomniaque, 1995. Compte rendu dans Q. L. no 678 : Serge Quadruppani : La tragédie de la révolution indochinoise.

Au pays de la cloche fêlée, tribulations d'un Cochinchinois à l'époque coloniale, 238 p. Ed. L'Insomniaque, 2000. Compte rendu dans Q. L. no 803, Jean-Jacques Marie : La sauvagerie colonialiste.

Divination, magie et politique dans la Chine ancienne, 216 p., cartes, diagrammes, illustrations. PUF 1976. Réédité You-Feng 2002.

Contes d'autrefois du Vietnam, édition bilingue (avec Hélène Fleury), You-feng 2001.

Utopie antique et guerre des paysans en Chine, 48 p. Ed. Le Chat qui pêche. La couverture porte un dessin de l'auteur: Le Chêne qui ne veut pas mourir.

À paraître en 2005 : Le Joueur de flûte et Ho chi Minh, Vietnam 1945-2005.

retour  retour à l'accueil
retour  retour aux hommages