Le Chêne qui ne veut pas mourir
Charles Reeve, Le Monde libertaire
Ngo Van a publié, novembre 2004, Utopie Antique et guerre des paysans en Chine, reprenant des thèmes développés ailleurs,. Une belle plaquette éditée par les éditions Le Chat qui Pêche (1).
Utopie, le fil conducteur qui relie les rêves de notre présent à ceux d'un passé lointain. « Comme si toutes ces révoltes, sans se confondre, se répondaient à travers l'espace et le temps, entretenant la subversion et l'espoir sur la planète entière », lit-on dans la quatrième de couverture. « En Chine comme en Occident, l'utopie qui fut si fort enracinée chez les dépossédés, participe d'un savoir populaire de l'émancipation qu'il importe de remettre en lumière, avant qu'il ne se noie dans les adaptations sinueuses et brutales de la modernité économique aux coercitions du passé. » (Utopie antique). Les cultes taoïstes, en particulier, étaient « considérés par le pouvoir comme religion démoniaque (Koueitao), opposée aux cultes orthodoxes officiels » ; pensées « qui nourrissent le rêve millénaire des paysans de l'instauration sous le ciel d'une humanité sans riches ni pauvres, sans nobles ni vilains. » (Utopie antique).
Ngo Van avait, dès son enfance, baigné dans ce monde de croyances, de génies, de magie imprégnée de révolte et de désirs de beauté, de savoir populaire. La poésie, la peinture et la révolution avaient ensuite rempli sa vie. Mais il tenait à que ce « savoir populaire de l'émancipation » soit perçu comme espoir de subversion du monde par ceux qui ont choisi le parti pris de l'émancipation sociale.
Au Viêt-Nam, dès les années trente du siècle passé, Ngo Van Xuyet fut parmi la poignée de révolutionnaire internationalistes qui, dans leur lutte contre la barbarie coloniale, voyaient dans la révolution russe le pouvoir des soviets. Ils se trouvèrent ainsi confrontés, à la fois au stalinisme, version Hô chi Minh et au colonialisme, version française. Malgré leur générosité et leur courage, ils furent écrasés (2). Survivant de massacres, trahisons et prisons, Ngo Van s'est exilé en France dès 1948 où il travaille en usine. La réflexion sur le bolchevisme et la révolution, la rencontre à Paris de courants du socialisme anti-autoritaire (3), l'amena à « une méfiance absolue à l'égard de tout ce qui peut devenir appareil, Les partis dits ouvriers (le parti léniniste en particulier) sont des embryons d'Etat. (Au Pays de la Cloche Fêlée, L'Insomniaque). Récemment encore, Ngo Van rappelait à un ami anarchiste qu'il se reconnaissait dans la formule de Marx, « L'existence de l'Etat et l'existence de l'esclavage sont indissociables ».
Van Ngo est mort à Paris le 2 janvier 2005 à l'âge de 92 ans.
Ses livres font partie de sa lutte, inlassable et toujours recommencée, contre le projet des maîtres du présent à rester maîtres du passé (Orwell), contre les discours des vainqueurs qui font l'histoire officielle. Maintenant, qu'il n'est plus là, nous mesurons l'importance du travail qu'il a accompli, de ce qu'il nous a laissé. L'absence de sa présence physique rempli de tristesse celles et ceux qui ont connu son amitié, son affectivité, la finesse de sa fidélité. Ses livres sont des outils précieux dans une époque de barbaries et de confusionnisme idéologique envahissant. Ils restent, ils attestent désormais de sa présence parmi nous.
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(1) Utopie antique, Le Chat qui Pêche (chez Oiseau-tempête, 21ter, rue Voltaire, 75011 Paris,6 euro), disponible chez Publico.
(2) Ngo Van, Viêt-nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, L'Insomniaque 1996, Nautilus 2000.
(3) Avec Maximilien Rubel, une amitié, une lutte 1954-1996 L'insomniaque, 1997 ; aussi du même auteur, Au pays de la fêlée, tribulations d'un Cochinchinois à l'époque coloniale, L'Insomniaque, 2000 ; Contes d'autrefois du Viêt-Nam, avec Hélène Fleury, édition bilingue, You-Feng, 2001 ; Le joueur de flûte et oncle Hô, Viet-nam 1945-2005, à paraître, Paris-Méditerrannée.
Charles Reeve, Le Monde libertaire
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