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Sur le Viêt-nam

"ICO" de n° 51 à n° 69, 1967-1968     


      

Le monde mystique du paysan.


      

      Un des aspects remarquables de la situation actuelle au Viêt-nam, c'est la mêlée guerrière des mythes du communisme et de la démocratie, dont les paysans sont les victimes, la guerre de religion larvée entre bouddhistes et catholiques, ainsi que la présence active des sectes magico-religieuses, écho de la fin de l'époque du colonialisme français.
       Pour essayer de saisir l'aspect intime de ces mouvements conditionnés par la lutte des puissances mondiales, nous passons en revue sommairement les tendances mystiques sous-jacentes, qui en constituent un des ressorts les plus sous-estimés, mais qui nous semblent, en des circonstances historiques explosives, orienter fortement l'action des hommes.
       Le culte des ancêtres, c'est ce qui occupe intimement l'âme du paysan cochinchinois. Les ancêtres sont toujours présents dans le logis; si pauvre que soit la maisonnée, ils y ont leur autel où, chaque jour, à la tombée de la nuit, on leur brûle des baguettes d'encens. Ils dorment près des leurs, dans le voisinage de la maison, ou pas bien loin, en terrain communal, dans le "champs des tombeaux". Chaque année, au jour anniversaire de leur morte, on leur prépare un repas, car ici, ce n'est pas la naissance qu'on commémore, mais la disparition d'entre les vivants; quant aux ancêtres lointains, on les accueille tous le dernier jour du dernier mois lunaire, la veille du Têt - le jour de l'an -; leurs autels fleuris, ont les fête durant quatre jours, puis on se sépare d'eux en leur offrant de la monnaie symbolique, papier or et argent, ainsi que des vêtements de papier somptueux. Le Génie du Foyer, à qui on a offert les sacrifices du départ, le vingt-troisième jour du douzième mois lunaire, lorsqu'il est parti informer l'Empereur de Jade (Maître du ciel et du Destin des hommes), de ce qui se passe dans la maison, revient en même temps que les ancêtres, et est reçu avec des dons hissés au haut d'une longue perche de bambou dressée devant la maison.
       Le chef de famille est le chef du culte; à sa mort, c'est le fils aîné qui s'en chargera. L'entourage mystique immédiat du paysan, son panthéon, c'est le Génie du Foyer qui a son petit autel à côté de celui des ancêtres; le dieu du Sol et souvent celui du Puits. Le culte collectif au niveau du village, c'est le culte du génie tutélaire qui a son temple, petit ou grand, dans chaque agglomération. En cas d'épidémie, tout le village s'assemble pour participer aux sacrifices et cérémonie d'exorcisme souvent conduit par un des paysans doués de pouvoirs magiques. Dans la nuit, la résonance profonde de la cloche lointaine de la pagode rappelle aux pieux la présence du Bouddha. Pour le foyer du paysan, la pagode est loin, le "Palais du Ciel" ­ le nirvana bouddhiste ­ est loin aussi, quelque part dans la direction du coucher du soleil, mais l'imagination s'exalte quand le bonze explique ce qu'on devient après la mort. On croit à des réincarnations successives et purificatrices, et qui conduisent au nirvana, illumination finale. Le bouddhisme et le culte des ancêtres s'épousent profondément. On est lié aux ancêtres, leurs actions d'autrefois se répercutent sur leurs descendants, de même que toute action bonne des vivants contribue à abréger la détention purgatoire des ancêtres dans les "geôles souterraines", leur permettant ainsi de se réincarner rapidement sur terre. En cultivant le bouddhisme, on agit dans ce sens et on entretient cet espoir. Quand le malheur frappe le paysan, on l'entend prendre à témoin le Ciel et la Terre, ou l'ensemble des quatre puissances qui, parmi tant d'autres, peuplent son univers mystique, et s'exclamer : "Ciel, Bouddha, Démons, Esprits !".
       Religion générale au Viêt-nam, le bouddhisme ne peut être conçu à l'image de la religion catholique en Europe : Les bonzes, corps sacerdotal hiérarchisé, sont sans emprise organique sur la population. Groupés en communautés, ils s'occupent du culte bouddhiste dans les pagodes, vivent des dons et de leur travail d'agriculture, aussi modestement que les villageois. On a recours à eux essentiellement en cas de décès, de funérailles, pour guider l'âme vers les "Palais sombres"; dans les maladies graves, leurs prières, adressées aux divinités bouddhistes, peuvent soit guérir, soit abréger les souffrances des agonisants; enfin, on peut les inviter à venir réciter les livres sacrés au foyer, appelant ainsi la paix sur la maison. Les villageois font de leur mieux pour reconnaître ces services, offrant gâteaux et fruits, et même quelque monnaie. On est bouddhiste sans aucune obligation rituelle; vieilli, on commence à songer à la mort, on "descend ses cheveux", les femmes en particulier; on se purifie en s'abstenant de tout produit animal le premier et le quinzième jour du mois lunaire, ainsi que les jours anniversaires de Bouddha et des divinités bouddhistes; on va des temps en temps jusqu'à la pagode, faire quelque offrande, et écouter parler de la doctrine de Bouddha; on observe de son mieux les cinq interdits : Ne pas détruire la vie des êtres vivants, ne pas voler, ne pas commettre d'adultère, ne pas manquer à sa parole, ne pas abuser d'alcool. De temps en temps, la pagode rassemble pour les fêtes de quelques villages environnants. C'est une occasion de rencontre et de joie. C'est là toute la pratique religieuse du bouddhisme, les relations entre pagode et villageois sont entièrement libres.
       À cette vie spirituelle s'ajoutent les traditions confucianistes se conservant à travers toute une menue littérature de contes et légendes qui se transmettent oralement de génération en génération, et de pièces de théâtre tirées de l'histoire chinoise et jouées au temple du village par des troupes ambulantes, en l'honneur de génie tutélaire. La morale confucianiste se résume en la pratique des cinq vertus cardinales : humanité, équité, observation des rites, sagesse, sincérité; en le respect des trois rapports humains fondamentaux : souverain-sujet, père-fils, mari-femme, ainsi que la réalisation des cinq "permanents" : affection entre père et fils, justice entre prince et sujet, conduite spécifique entre mari et épouse, observance des rangs d'âge, fidélité entre amis et compagnons. La notion des rapports prince-sujet a disparu avec la colonisation, sauf chez quelques anciens lettrés nationalistes. Quant aux autres traditions, elles restent vivantes à la campagne, surtout chez les générations du premier demi-siècle. Mais en ville, la morale de la piastre se substitue de plus en plus à la sagesse aristocratique des anciens Chinois.
      

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      La guerre que mène le paysan dans les rizières pourrait être vue comme la continuation d'une tradition de l'homme révolté avec cette constante malheureuse : il meurt dans l'illusion de combattre pour la fin de sa faim, pour la chute du joug séculaire aussi lourd que la terre, mais toujours son dur labour nourrit ses exploiteurs compatriotes ou étrangers, toujours il est spolié.
       Vers la fin du XIXe siècle, la paysannerie se soulève, guidée par les lettrés qui veulent rétablir le régime royal; or, dans un tel régime, le paysan est serf.
       Au début du XXe siècle, les nationalistes qui veulent établir un État monarchique, s'appuient sur l'agitation paysanne; les paysans croient plus ou moins que la réussite de leurs meneurs par l'éviction des étrangers sera la fin de la misère et du servage, le retour à l'âge d'or mythique. Au sein de la dictature policière permanente caractéristique du régime colonial, leur opposition latente ne peut s'exprimer que dans ses sociétés secrètes dirigées par des chefs occultes. L'emprise du PC sur la paysannerie ne sera, quelques décennies plus tard, que la suite de cette tradition. Mais avant d'aborder cette période, nous nous arrêterons sur la grande révolte cochinchinoise de 1916, organisée par la société secrète du Ciel et de la Terre, une des plus influentes parmi les très nombreuses sociétés secrètes qui groupaient essentiellement les paysans. Le but du mouvement était d'en finir avec la domination française, et de porter au trône Phan Xich-long, devin-magicien se disant fils de l'empereur Hamnghi, qui avait résisté à l'occupation française. Pour adhérer à cette société on prêtait serment contre l'occupant en buvant un peu de sang, un serment disaient les textes "aussi vaste et important que les monts et les mers"; on jurait de s'aider mutuellement, de ne jamais s'abandonner les uns les autres, même dans les périls les plus grands, de se corriger de ses défauts, de fuir l'avidité, de ne pas prendre la femme d'autrui, de n'entrer en rivalité avec aucune de ses prochains, de ne pas déguiser ses opinions, de ne pas faillir. Aux paysans fidèles était promis le destin du héros s'ils mouraient pour la cause, la vengeance du Ciel et de la Terre s'ils trahissaient; dans ce dernier cas, ils seraient noyés, brûlés, mordus par les serpents ou percés de flèches... Le serment prêté, on priait le Ciel et la Terre et tous les Génies, à qui on rappelait la tragédie de l'occupation : "C'est un malheur pour nous de rencontrer les Européens qui ont conquis notre terre depuis bien des années; ils nous ont opprimés, nous et notre Roi. Les philosophes restent dans les rizières, mais les hommes sans qualité se font fonctionnaires... Les mœurs deviennent déplorables...". Dans les pagodes, où l'on se réunissait la nuit, les adhérents recevaient des amulettes d'invulnérabilité. Certaines après avoir été avalées, décuplaient la force et le courage; d'autres devaient d'abord être brûlées et on en absorbait de la cendre mêlée à de l'alcool; elles assuraient le succès et protégeaient les Esprits...
       En 1913, huit bombes éclatent à Saïgon et à Cholon. Phan Xich-long est arrêté. Pendant la guerre de 14-18, une partie de troupes françaises est envoyée en métropole, les paysans vont tirer profit de cette circonstance. La nuit du 15 février 1916, les partisans de Phan Xich-long attaquent la prison de Saïgon où il est détenu depuis trois ans. Contre les fusils et les mitrailleuses, ils n'ont que leurs coupe-coupe et leurs amulettes. Cependant à Bien-hoà ils arrivent à s'emparer de la prison et à libérer les détenus. Mais dans l'ensemble, le mouvement est vaincu et les paysans arrêtés sont envoyés en déportation ou devant les pelotons d'exécution.
       Les années vingt voient s'organiser dans la clandestinité de nouveaux groupes nationalistes plus ou moins inspirés de l'esprit occidental : le Vietnam quôc-dân dang, parti nationaliste du Viêt-nam, le Vietnam thanh-niên cach-mang dông-chi hôi, association de la jeunesse révolutionnaire du Viêt-nam, etc. Ils tendent vers l'établissement d'une république indépendante et démocratique. Leur activité conspirative aboutit à l'explosion de 1950 dont nous parlerons prochainement et à la naissance du PC.


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La condition paysanne. Naissance du prolétariat industriel

       Il est nécessaire, avant d'en venir à l'examen de l'emprise du PC sur le mouvement paysan, de se pencher sur les conditions de vie matérielle de la paysannerie à l'époque coloniale. Elles peuvent être dans une large mesure comparées à celles du serf du moyen âge en Europe.
       À la veille de la période de bouleversement actuel, les paysans pauvres, sans terre, constituent les 2/3 de la population rurale. Ce sont ou des ouvriers agricoles (journaliers, domestiques) ou des ta-diên (ta : prendre en location, diên : rizière) qui n'ont d'autres moyens de vivre que de se faire exploiter par les propriétaires fonciers; la rente est habituellement payée en nature par un prélèvement qui peut atteindre 70% de la récolte car, outre le loyer de la terre, de la maison, des buffles, le ta-diên doit l'intérêt usuraire du paddy, de la semence et de l'argent qu'il est pratiquement obligé d'emprunter à son propriétaire; les jours de fête et lors des cérémonies chez les propriétaires, il doit venir travailler gratuitement et offrir des cadeaux; cette coutume féodale est appelée công-lê (công : corvée; lê : cadeaux rituels). Des astuces sordides ajoutent parfois à la spoliation du ta-diên; citons comme exemple l'emploi de mesures truquées : des touques n'atteignant pas 40 litres (gia) pour mesurer le paddy prêté au paysan, mais dépassant 40 litres pour mesurer le paddy remboursé. Quelques mauvaises récoltes ou autres aléas suffisent pour endetter de père en fils une famille de paysans, et la lier ainsi impitoyablement au seigneur de la terre.
       Le troisième tiers de la population englobe tous les petits propriétaires dont la large majorité ne possède que de maigres lopins de terre : au Tonkin, 586 000 paysans détiennent moins de 36 ares de terrain cultivable, 283 000 moins d'un hectare 80 ares : 60 000 de 1 ha à 3 ha 6; en Cochinchine, beaucoup sont possesseurs d'un ou deux hectares. Souvent la terre ne permet à la famille que de ne pas mourir de faim, et quand la famille s'agrandit, elle n'y suffit même plus. En période de crise, beaucoup sont expropriés pour dettes contractées auprès des gros propriétaires.
       Ils travaillant leurs propres terres; les plus aisés s'adjoignant quelques ouvriers agricoles. Les impôts sont trop lourds pour la population paysanne. L'impôt personnel auquel chacun est soumis quelles que soient ses ressources, est un des plus impopulaires; au cas où il n'est pas payé, le paysan est mis aux fers dans la maison communale sous la responsabilité des notables, puis le cas échéant jeté en prison; un autre impôt particulièrement impopulaire est la gabelle : le sol est de première nécessité pour la nourriture du paysan qui mange essentiellement du riz assaisonné de nuoc-mâm (saumure de poisson) et du poisson salé; les salines étaient libres avant la conquête française et le nuoc-mâm longtemps, non taxé, fut à son tour frappé d'un impôt. La taxe communale, la patente étendue aux petits cultivateurs s'ils vendent leurs produits, l'impôt foncier si l'on possède quelque terre, dérivent vers l'État ce qu'ont laissé le propriétaire foncier, l'usurier chinois ou indien, le fonctionnaire corrompu... Le paysan est souvent au bord de la faim.
       Une infime minorité possède 60% de la terre : ce sont les grands propriétaires fonciers qui vivent non de leur travail, mais de la rente, et constituent d'autre part l'armature administrative et politique du régime colonial, ainsi que l'agent économique de la Banque de l'Indochine ou de ses dépendances; c'est par leur intermédiaire que le capital financier prélève sa part du surtravail paysan. Dans l'Ouest cochinchinois se concentrent en leurs mains des superficies impressionnantes : des propriétés de 1 500 à 18 000 hectares ont été recensées dans la province de Mythe où 31% de la terre appartient à 1% seulement des propriétaires, et de Bac-liêu où 65% de la terre appartient à 9,6% des propriétaires. Un des fondements de la concentration des terres était le prêt usuraire pratiqué par les propriétaires fonciers s'appuyant sur la Banque de l'Indochine, mais il y eut aussi des accaparements purs et simples par truquages légaux. L'affaire de Dông Nec-Nan (dans l'Ouest cochinchinois) vers la fin des années vingt illustra cette situation et fit un tel scandale que les accapareurs durent reculer. Une famille de paysans avait, de génération en génération, conquis son domaine sur la nature, par un travail obstiné de défrichement. Un beau matin, un huissier leur signifie que la terre qu'ils cultivent est, selon le cadastre, propriété accordée par concession à une riche de la ville; la famille jure de se défendre jusqu'à la mort contre qui viendra saisir sa récolte; à l'arme blanche, ils tuent un gendarme français désigné à cet effet, il y a des morts des deux côtés, et l'opinion publique réagit avec une telle sensibilité que l'administration coloniale fait volte-face et rétablit dans ses droits la famille menacée d'expropriation.
       Les plus grands domaines appartiennent aux Européens qui exploitent un prolétariat agricole très misérable, recruté sous la pression d'une grande misère. Les planteurs du caoutchouc du Sud recrutent par contrat hommes et femmes du Centre et les transforment en espèce de forçats soumis à toutes sortes de brutalités; des montagnards Moïs engagés comme policiers veillent armés de fusils à ce que ces ouvriers contractuels ne s'évadent pas de ces régions malsaines où ils meurent comme des mouches; les évadés repris, les tribunaux les condamnent à la prison pour rupture de contrat de travail.
       Le prolétariat industriel n'est guère plus nombreux que le prolétariat agricole. Aux premiers rangs des industries capitalistes modernes, se placent les Charbonnages du Tonkin, les mines métalliques, la production de l'énergie électrique, les chemins de fer, les ports, la navigation à vapeur, quelques industries de transformation des produits du sol, minéraux, végétaux et animaux, (cimenteries, verreries, tuileries, rizeries, distilleries, sucreries, textiles...) etc. Le total des salariés en 1929 aurait été, suivant les statistiques officielles, de 221 052 seulement, y compris les travailleurs "réglementés", opposés aux travailleurs "libres". Parmi les premiers comptent les contractuels des plantations d'hévéas et de nombreux chantiers.
       À côté du travail salarié, l'État colonial français utilise le travail forcé, la réquisition, pour les grands travaux de défrichage, de terrassement, la construction des routes, des ponts, des chemins de fer, des ports, les travaux hydrauliques, etc. Hommes et femmes utilisés à ces travaux sont payés en rations misérables et traités comme des bêtes de somme; ceux qui survivent reviennent à la paysannerie.
       Le prolétariat nouvellement né a ses racines profondes dans la paysannerie. Il est mal payé, maltraité et soumis à des conditions insalubres et féroces de la période dite de l'accumulation primitive en Europe. En 1931, le revenu annuel moyen du travailleur était de 49 piastres, c'est-à-dire de 490 francs, alors que le petit fonctionnaire européen gagnait 5 000 piastres.
       La condition ouvrière est telle qu'un auteur parle de la "traite des coolies" (P. Monet, Les Jauniers, NRF). Dans les Charbonnages du Tonkin, les ouvriers sont pressurés par les contremaîtres recruteurs (caï) qui prélèvent une commission sur leurs salaires de famine et leur sous-louent au prix fort des paillotes de la société. Les hommes, les femmes travaillent de douze à quatorze heures par jour, les enfants de dix ans, douze heures. Pour les retenir dans ce bagne, la paie du mois écoulé se fait le 21 du mois suivant. Dans les fabriques de textiles, la journée de travail est de quatorze heures ­ 7 heures du matin à 9 heures du soir ­ y sont employés les enfants de huit à dix ans.
       Les premières grandes explosions paysannes et ouvrières au Viêt-nam datent de 1930 et s'inscrivent dans le courant international de la révolte des opprimés et exploités contre le capitalisme mondial en crise.
      

Les révoltes paysannes de 1930

       Dans un article précédent, nous avons évoqué les mouvements paysans qui éclatèrent dans la période de la guerre de 1914-1918. Une des causes directes en fut le "volontariat" pour la défense de la mère patrie (mâu-quôc) : ce fut la goutte qui fit déborder la coupe de haine du paysan contre le régime colonial. Dès que fut déclarée la guerre "fraîche et joyeuse", les notables des villages reçurent l'ordre de recruter des "volontaires" pour la métropole. Des chasses à l'homme furent systématiquement organisées; les paysans adultes abandonnèrent leur paillote pour s'enfuir, se terrer dans les marécages et les forêts. Ceux qui étaient pris étaient ligotés et transportés comme des bêtes au chef-lieu des provinces pour être embarqués. Femmes et enfants restaient dans le dénuement. Des poèmes populaires sont nés de cette tragédie déchirante. Quelque quarante mille Indochinois furent ainsi expédiés vers l'ouest lointain; les uns allèrent chercher la mort au front, les autres furent utilisés dans l'industrie, notamment dans les poudreries et les arsenaux. Après 18, les survivants réintégrèrent le servage des rizières; quant aux "héros" qui avaient laissé leur peau dans les tranchées de Champagne et de Verdun, ils eurent droit aux honneurs posthumes. Au Temple du Souvenir de Saigon, cet édicule en forme de pagodon à l'orée du Jardin Zoologique en lit sur une stèle de pierre polie ces strophes lyriques :
      

"Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau...
La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau".

Quelques-uns des méritants médaillés eurent droit à un emploi de gardien de prison ou de milicien.
       Au début des années vingt, fut ébauché à Paris un mouvement réformiste groupant quelques étudiants et intellectuels vietnamiens, en général d'origine bourgeoise. Les quatorze points de Wilson, le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, leur laissaient entrevoir des possibilités : ils réclamaient des libertés démocratiques et l'accès des couches possédantes au pouvoir. Un cahier de revendications fut remis au gouvernement français, mais sans résultat. L'esprit plus que modeste de ces revendications pourrait être illustré par le paragraphe suivant extrait d'une brochure d'un des signataires du cahier, Nguyen an Ninh :
       «Les Annamites formés par les écoles françaises désirent pour leur race une évolution lente et sûre, sous la souveraineté française, vers la forme constitutionnelle des nations européennes. Quelques-uns parmi eux, patriotes éclairés, se sont dévoués à une propagande dans la masse pour essayer de démonter à celle-ci les dangers de la revanche et les avantages du patriotisme qui accepte, sous la souveraineté française, l'évolution vers la liberté politique promise dans des discours officiels. Ils croient à la collaboration possible entre Français et indigènes. Mais si les coloniaux s'entêtent à refuser aux Annamites les libertés élémentaires, ils ne peuvent désapprouver la violence de la masse et l'action des émigrés.»
       Un autre des signataires, l'ingénieur agronome Bien Quang Chiêu, formera vers 1925 le Parti Constitutionnaliste Indochinois, parti des propriétaires fonciers qui demande "la continuation et la consolidation de la tutelle de la France" à la condition "qu'on cesse de comprimer leurs élans le plus nobles vers le développement intégral de leur personnalité humaine" (Dang Lâp-hiên). Ce parti entièrement légal, fut aux côtés du gouvernement colonial français dans la répression sanglante dirigée contre le mouvement paysan de 1930. Devenu conseiller colonial, Bien Quang Chiêu possédait en 1931 mille cinq cents Ha de terres.
       Tout autrement évolua le premier signataire que nous avons mentionné, Nguyen an Ninh, licencié en droit. De retour à Saigon, vers 1926, il se vit offrir un poste dans la justice et une concession de trois cents Ha de terres. Il refusa le tout et fonda un journal d'opposition en langue française, "La cloche fêlée", tout organe d'opposition dans la langue du pays étant interdits. Le journal fut fermé, et Ninh jeté en prison. Plus tard, une société secrète paysanne porta son nom, la Société secrète Nguyen an Ninh, dont le but était de chasser les Français d'Indochine. Sa vie fut une suite de persécutions politico-policières. Pour vivre, il fut réduit à divers petits métiers, dont celui de cocher. Et lorsqu'éclata la guerre de 40, il fut comme tous les suspects politiques, envoyé au bagne de Poulo Condor où il mourut.
       La révolution russe de 1917 devait influencer une partie de la jeunesse nationaliste émigrée en Europe et lui imprimer une nouvelle direction. D'un autre côté les bolcheviks entendaient soutenir les mouvements nationalistes coloniaux, en vue de l'affaiblissement des puissances impérialistes. C'est alors que commença la carrière politique de Nguyen ai Quôc, l'actuel Ho chi Minh, qui avait quitté le Viêt-nam pour la France en 1911.
       Il avait milité dans le Parti socialiste français et voté la rupture de 1920 avec la majorité qui fonda le PCF. Envoyé à Moscou en 1923 par le PCF, il assista au 5ème Congrès de l'Internationale communiste en 1924 et fonda en 1925 l'Association de la Jeunesse révolutionnaire (Vietnam Thanh-niên cach-mang dông-chi hôi) dont il fut de l'étranger, le chef occulte.
       Parallèlement à cette société secrète à base paysanne et intellectuelle, s'organisait, en 1927 au Tonkin, avec Nguyen Thai Hoc, le Parti nationaliste du Viêt-nam, (Vietnam Quôc-dan dang), et autres groupuscules à tendance analogue.
       Rappelons ici que le mot Parti ne doit pas être compris comme en Europe. Le parti des propriétaires fonciers, qui n'est fait en réalité que de quelques individus agissant en vue de leurs intérêts privés, est le seul "parti" autorisé; il est même favorisé par le gouvernement colonial; il édite deux feuilles, l'un en français, "La Tribune Indochinoise", l'autre en vietnamien, "Duôc nhà nam (La Torche de l'Annam)". Mais tout ce qui est opposition est secret, ne peut avoir qu'une existence conspirative et tombe automatiquement sous l'accusation de manœuvres subversives, article 91 du code pénal modifié; si pour se procurer les fonds nécessaires à l'activité, on se livra à des coups de main tels que l'attaque à main armée de la chaloupe de la Cie Nguyên van Kiên à My-tho, vers la fin des années vingt, le "parti" est juridiquement traité comme association de malfaiteurs dont les membres risquent la cour d'assises. De toute façon, c'est la torture et le bagne, si on n'est pas envoyé de vie à trépas par la torture. On adhère sous serment, et on est exécuté par les frères de combat en cas de trahison volontaire ou non. On imagine la rigueur terrible des conditions de la lutte. L'affaire dite du n. 5 de la rue Barbier à Saigon est restée dans les mémoires. Les mœurs les plus strictes étaient imposées aux membres de l'Association de la Jeunesse révolutionnaire qui juraient de se considérer comme frères et sœurs. Un jeune révolutionnaire s'éprend d'une camarade de lutte, Nguyen thi Ng. Il a dérogé à la règle et est exécuté par l'organisation. L'affaire se termine devant la cour d'assises qui fait tomber trois têtes.
       Revenons au parti de Nguyen Thai Hoc, dont le but était de "chasser les Français du territoire" et "former un gouvernement républicain annamite sincèrement démocrate". Après trois ans d'activité souterraine, et dans l'espoir de donner le signal d'une insurrection générale, il souleva la garnison vietnamienne de Yên-bay au nord-ouest de Hanoï. Une dizaine d'officiers et de sous-officiers français furent massacrés dans la nuit du 9 au 10 février 1930 et des bombes lancées sur Hanoï le lendemain. Le mouvement avorta, la répression ayant été subite et violente, avec bombardement du village de Cô-am, suivi de massacres de la population par la Légion étrangère. Les membres du parti furent traqués, arrêtés, condamnés. Le 23 mars, la cour criminelle de Yên-bay prononça trente-neuf condamnations à mort. Nguyen Thai Hoc avait 26 ans. Avant d'être exécuté, il expose une dernière fois sa position dans une lettre adressée aux députés français :

« En équité, le droit de tout citoyen est de vouloir sa patrie libre. En humanité, le devoir de tout individu est de secourir son frère malheureux.
Que vois-je ? Depuis plus de soixante ans, ma patrie est asservie par vous français. Mes frères souffrent sous votre domination, ma race est menacée dans son existence. J'ai donc le droit et le devoir de défendre mon pays et mes frères. [...]
Ceci dit, je tiens à vous déclarer que si les Français veulent désormais occuper l'Indochine en toute tranquillité, sans être gênés par aucun mouvement révolutionnaire, ils doivent :
1° abandonner toute méthode brutale et inhumaine,
2° se comporter en amis des Annamites, non plus en maîtres cruels,
3° s'efforcer d'atténuer les misères morales et matérielles en restituant aux Annamites les droits élémentaires de l'individu : liberté de la presse,
4° ne plus favoriser la concussion des fonctionnaires ni leurs mauvaises mœurs,
5° donner l'instruction au peuple, développer le commerce et l'industrie indigène... »
et Nguyen Thai Hoc signe :
                         "Votre ennemi le révolutionnaire Thai Hoc".
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