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La Nomenklatura

Un fait divers qui en dit long sur les mœurs de la nomenklatura et le mythe de Hô chi Minh.

Pour Échanges 88      



Au Viêt nam, la nomenklatura compte, à Hanoi environ 10 000 membres haut placés dans les services civils et 3 000 dans l'armée et la police. À Saigon, environ 4 000. Dans l'ensemble du pays, des villes au plus profond des campagnes, à tous les échelons de la pyramide du pouvoir, environ 50 000 familles de privilégiés dominent une population de 75 millions d'habitants.
Il existe des organismes spéciaux qui organisent le service de ces nouveaux potentats des villes et des provinces.
Dans les années qui suivent l'indépendance de 1954 dans le Nord, après la sanglante réforme agraire s'installe la peur d'une catastrophe économique. Le Parti-État, qui a fait appel à l'aide de la Chine, octroie à chaque citoyen une ration de 13 kg de vivres par mois, dont la moitié, théoriquement au moins, en riz, et le reste en diverses farines et féculents. Mais les deux coopératives agricoles des districts Quôc oai et Tu liêm sont chargées par le Comité populaire de Hanoi d'attribuer 100 hectares à la culture du meilleur riz parfumé destiné aux têtes du Parti‹État de la même manière qu'autrefois on y produisait le riz réservé à l'offrande au Ciel et à l'empereur. À Hanoi, le magasin de riz spécial de la rue Ngô Quyên ravitaille les familles du Bureau politique et du Comité central. On leur livre même le riz à domicile, alors que de multiples réunions officielles leur sont prétexte à se remplir substantiellement la panse de nombreuses fois dans le mois, ce qui rend ce riz pour eux très marginal dans leur alimentation1.
Même dans ces temps de guerre, aucun aspect de la vie des hauts dignitaires du régime n'échappe à la sphère privilégiée et coupée des conditions de vie du reste de la population, que ce soit dans le domaine des soins médicaux, du logement, du transport (voitures et avions spéciaux) et du confort de tous les leurs.
Quant aux «besoins» de l'oncle Ho, ascète figure charismatique au seul service de la Nation, comment ne requièreraient-ils pas une particulière attention, dans ce contexte de culte de la personnalité consubstantiel à tous les régimes du communisme irréel. C'est pourquoi le fait divers que nous relaterons ici en dit long sur ces mœurs particulières des hautes sphères de la nomenklatura hanoïenne parce qu'elle révèle jusqu'où on peut aller pour empêcher que le roi n'apparaisse nu... et donc la force et la fragilité à la fois de son pouvoir. Et dans un tel contexte totalitaire de pouvoir absolu, tout ce qui concerne le membre le plus représentatif de ce pouvoir ne peut être qu'affaire d'État.
Les relations féminines de Ho, pure figure spirituelle si l'on en croit ses hagiographes de tous acabits et sous toutes latitudes, demeurent forcément un sujet tabou dans l'histoire officielle.
Le petit livre de D. Hémery Hô chi Minh. De l'Indochine au Viêt nam (Gallimard, 1990) qui a l'air anodin dans ce domaine, à Paris, a fait un scandale dans tout le Viêt nam, simplement parce qu'il mentionne l'existence de femmes dans la vie de Hô chi Minh. Cela valut même à une journaliste de Saigon qui avait repris ce sujet dans un article de Tuoi tre (Jeunesse) de perdre son travail. Voici le texte pourtant bien conventionnel de la lettre envoyée par Nguyên ai Quôc (le futur Hô chi Minh) à sa compagne chinoise, en caractères chinois, transmise à la Sûreté indochinoise le 14 mars 1928, et reproduite en fac-similé dans l'ouvrage cité ci-dessus, p. 145 :

«Bien que séparés depuis bientôt plus d'un an, les sentiments que nous éprouvons l'un pour l'autre n'ont pas besoin d'être dits pour être éprouvés. À présent, je profite de l'occasion pour t'envoyer quelques mots afin que tu sois rassurée, et pour dire bonjour aussi à ta mère et lui présenter mes vœux de bonheur.»

Ceci pour souligner l'aura artificielle entretenue à tout prix autour de l'Oncle Hô, car il est évident que dans les deux hagio-biographies de Hô chi Minh en réalité écrites par lui-même sous forme d'interview et sous le pseudonyme de Trân dân Tiên, Nhung mâu chuyên vê doi hoat dông cua Hô Chu Tich, (Récits sur la vie active du Président Ho) et de T. Lan, Vua di duong vua kê chuyên (Récits racontés en voyageant), on ne trouve aucune allusion à ses relations féminines, pourtant sans conteste présentes dans la vie militante à ses côtés et donc pouvant au moins être évoquées à ce titre (Marie Brière en France, Tuyêt Cân en Chine... 2). Et qu'en était-il de la camarade Nguyên thi Minh Khai 3 qui collaborait étroitement avec lui à Hongkong en 1930-1931 et qui séjournait aussi à Moscou de fin 1934 jusqu'au début de 1937, moment de son retour à Saigon ? À Moscou elle a dit qu'elle s'était mariée avec Lin (nom secret de Nguyên ai Quôc) et elle était la seule femme assistant au 7e congrès du Komintern, désignée sous le nom de « Quôc's wife ». Dans une lettre écrite en 1935, Ha huy Tâp parlait d'elle comme femme de Nguyên ai Quôc 4.
Mais voici l'histoire tragique et terriblement révélatrice qui nous fut évoquée discrètement à Hanoi et dont nous trouvâmes confirmation de différentes sources dans des écrits trouvés à Paris au retour.
En 1955, une jeune femme, Nguyên thi Xuân (ou Nông thi Xuân), de l'ethnie Nùng de Cao Bang à la frontière chinoise, employée dans une unité militaire, fut envoyée à Hanoi pour « phuc vu Bac Hô » (se mettre au service de l'Oncle Hô).
À son arrivée à la capitale, le ministre de la Sécurité, Trân quôc Hoàn 5 la prend en charge et l'héberge dans les locaux de la Sécurité, à l'étage du 66, rue des Teinturiers­ Hàng Tho Nhuôm. Elle ne voit le président Hô que lorsque celui-ci envoie ses gardes du corps la chercher en command-car. Quelque temps après, ses cousines, Nguyên thi Vàng (22 ans) et Hoàng thi Nguyêt la rejoignirent pour l'assister quand elle tomba enceinte. Fin 1956, après la naissance d'un garçon appelé par Hô, Nguyên tât Trung (le nom de naissance de Hô chi Minh était Nguyên tât Thành). Xuân demanda à Hô de reconnaître son fils et de la légitimer comme épouse. Ce qu'il refusa. Peu de temps après, Hô lui posa d'inquiétantes questions sur des hommes qui lui auraient rendu visite à elle et à ses deux cousines. Questions auxquelles elle ne put que répondre  :

- Nous ne connaissons personne à Hanoi, et à Cao bang personne ne sait où nous sommes allées. Qui pourrait nous rendre visite ?
- Puis-je croire que le ministre de la Sécurité ait menti ? lui dit Hô.

Les trois jeunes femmes pressentirent que se développait une sournoise campagne contre elles et qu'il y avait donc péril en la demeure. Aux yeux du président Hô, grâce aux calomnies de Trân quôc Hoàn n'étaient-elles pas déjà suspectes et donc sans protection ? En secret, elles envisagèrent ensemble de prendre la poudre d'escampette. Mais leur projet n'eut pas le temps de se réaliser.
Vers les 6 ou 7 février 1957, le ministre de la Sécurité viola Xuân. Et ceci en présence des deux cousines qu'il immobilisa en les menaçant de son pistolet, et leur promettant la mort si elles parlaient. Plus que débordement sexuel, cet acte était probablement pour lui une ultime précaution superstitieuse, avant de l'assassiner, pour que l'âme devenue errante de la victime, avec sa «pureté», perde aussi ses pouvoirs surnaturels, nous expliqua un HanoÏen.
Et dans la nuit du 11 au 12 février 1957, Xuân trouvera la mort dans un « accident » sans aucun témoin survenu au command-car‹ conduit par le chauffeur Ta quang Chiên, accompagné du garde du corps Ninh dit Ninh Xôm‹ sur la route de Nhät tän.
Le lendemain, les deux cousines Vàng et Nguyêt, accourues à l'hôpital Phu Doân, n'eurent pas accès à la morgue, mais quelqu'un leur a révélé que Xuân avait eu le sommet du crâne fracturé.
L'affaire, apparemment, en resta là, elle concernait le Haut (Trên), et échappait ainsi au domaine du Comité populaire de Hà nôi. Vàng travailla ensuite à l'hôpital de Cao bang. Elle a pu revoir son fiancé, lui raconter toute l'aventure, et aussi s'inquiéter auprès de lui de ce que le nommé Ninh Xô`m, garde du corps de Hô et assassin de Xuân, soit toujours sur ses talons... Le 5 novembre 1957, on retrouva son cadavre flottant sur le Bang giang : Nguyên thi Vàng avait le crâne fracassé. Il y eut ensuite cascade de «disparitions», non seulement sa cousine Nguyêt mais aussi les plus proches collègues de Vàng à l'hôpital à qui on a probablement craint qu'elle se soit trop confiée...
Cet étouffant secret d'État a failli éclater quand, 26 ans plus tard, le 29 juillet 1983, le fiancé de Nguyên thi Vàng, se sentant près de la fin, a enfin pris le risque de porter plainte pour le meurtre de sa promise, auprès de chaque haute instance de l'État et du Parti. Plainte efficacement étouffée à tous les niveaux. Et c'est maintenant seulement, quarante ans après, que l'affaire commence à sortir du silence.
Cette histoire nous avait été évoquée à mots couverts à Hanoi, et il était clair qu'il ne s'agissait pas pour nos interlocuteurs juste d'un ragot pestilentiel, d'une banale histoire de mœurs... mais d'une histoire qui cristallisait toute l'atmosphère de pesant mystère, de mensonge, de peur qui régnait au Viet Nam, et pas seulement dans les milieux intellectuels touchés de plein fouet depuis la répression de la période dite des Cent fleurs (1956). C'est donc à Paris, après notre retour, que nous tombe sous la main le récit 6 circonstancié de cette ténébreuse affaire, dont le bruit courait à Hanoi, de la plume d'un certain Nguyên minh Cân, à l'époque vice-président du Comité populaire de Hanoi, et qui a quitté le parti en 1964, Et c'est le texte de la plainte du fiancé de Nguyên thi Vàng dont il a pu récemment avoir connaissance qui a servi de base à ses révélations qui montrent jusqu'où on peut aller pour créer l'illusion que le dirigeant appartient à une autre essence que le commun du peuple.
Au pouvoir à Hanoi à 55 ans, Hô chi Minh se proclamait «Cha Hô» ­ Père Hô ­. Dans l'une de ses autobiographies déguisées, monument d'auto-adoration, nous lisons  :

«Le Président Hô chi Minh ne voulait pas raconter Sa propre vie (p. 5). Un homme comme notre Président Ho, tellement vertueux et modeste et en plus occupé par tant d'affaires, comment pourrait-Il me raconter Sa vie (p. 7). [...] Nous avons d'autres grands patriotes héroïques. Nous avons Phan dinh Phung, Hoang hoa Tham et tant d'autres. Mais c'est notre Président Hô seul qui a parachevé l'entreprise (p. 139). Le Président est devenu le « Père Ho» ­ Cha Hô ­ de la nation (p. 113). Le peuple appelle le Président Hô «Vieux Père de la nation » ­ Cha già cua dân tôc ­, car le Président Hô est le fils le plus fidèle de la Patrie Viet nam (p. 142)7


1. Thành Tin, Mat thât,, Californie 1993, p. 265 (en vietnamien)
2. Idem, p. 92.
3. Membre du Comité de ville du PCI à Saigon, fusillée par Decoux en 1941.
4. Sophia Quinn-Judge, Hô Chi Minh : New Perspectives from the Comintern Files, in Viêt nam Forum, n°14, Council on Southeast Asian Studies, New Haven, Conn. 1994.
5. Cf. biogr. in Vu Thu Hiên, Dêm giua ban ngày, Californie 1997, p. 43 et 591.
6. Revue Thê ky 21, Californie, avril 1997.
7. Trân dân Tiên, Nhung mâu chuyên vê`doi hoat dong cua Hô`chu tich, Hanoi 1969.
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