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Ngo Van se souvient, sur Nguyen an Ninh
suivi de L'Immigration vietnamienne en France,
de Nguiên dinh Thiên

"Cyclo, revue de l'association 10.000 printemps", automne 1997.     
(Propos recueillis par Rémi Pandelli et Sean James Rose - - -)      



Né en 1913 près de Thu Duc, Ngo Van appartient à la génération de révolutionnaires qui a trouvé en Nguyen An Ninh un modèle. Ayant largement pris part aux événements qui secouaient son pays, il eut l'occasion de le rencontrer.
En France depuis 1948, il est l'auteur de Viêt-nam, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale1 qui relate toutes les étapes de la révolution vietnamienne et son dénouement tragique.

Cyclo : Quand avez-vous entendu pour la première fois parler de Nguyen an Ninh ?

Ngo Van : En 1926, alors que j'étais à l'école primaire. C'était l'année du printemps de Saigon, l'époque des contestations étudiantes. Par la suite j'ai suivi le cours de sa vie. En juin 1936, j'ai été incarcéré à la prison centrale. En octobre, Nguyen an Ninh a été arrêté à son tour, suite aux mouvements du Congrès indochinois2. C'était pour moi une bonne occasion d'entrer en contact direct avec lui. Je l'ai aussitôt questionné sur son programme agraire: il ne m'a rien répondu sur ce point.

Cyclo : Quel était l'écho de sa pensée auprès de la jeunesse saigonnaise ?

Ngo Van : Il était comme une espèce d'onde électrique. Il touchait surtout la population scolaire des collèges, les classes moyennes qui lisaient le français, les petits intellectuels mais pas la grande bourgeoisie qui restait très réactionnaire et soutenait le régime colonial.

Cyclo : Est-ce que ce n'était pas aussi son côté individualiste qui séduisait la jeunesse ?

Ngo Van : En tout cas, c'est un aspect qui m'a plu. C'était aussi un homme de culture confucianiste mais il prenait tout ce qui pouvait élever la culture de son époque. Il était pour une synthèse. Ninh était sans parti et ne voulait pas être contrôlé. C'était un nationaliste, si l'on veut, qui a plus tard soutenu le communisme. Mais quel communisme? Personne ne pouvait l'embrigader. C'était un homme de Nietzsche. C'est pourquoi, en réalité, les staliniens ne voulaient pas de lui.

Cyclo : Il a pourtant appuyé une liste stalinienne aux élections municipales de 1939.

Ngo Van : Peut-être était-ce un cas de force majeure. Il faut rappeler que ceux qui se présentaient étaient tous ses anciens élèves, des jeunes très influencés par lui et qui constituaient autrefois un groupe d'étudiants. Plus tard, les uns sont devenus staliniens, les autres trotskistes.

Cyclo : Vous avez qualifié Nguyen an Ninh d'"anarcho-romantique", qu'est-ce que ça veut dire ?

Ngo Van : Il avait plutôt une tendance libertaire. Quant à romantique, c'est bien lui qui a dit: "môt bâu thê gioi mênh mông dành riêng cho kê bênh bông phieu luu" (Le vaste monde est réservé aux seuls vagabonds). C'est du romantisme, non? C'est cette tendance qui m'a le plus influencé chez lui.

Cyclo : Les publications actuelles le présentent comme quelqu'un qui a appuyé le Parti communiste. Était-il pour la dictature du prolétariat ?

Ngo Van : Il n'était pour aucune dictature. Il était pour la libération de toute la population exploitée. Il a appuyé l'esprit du Manifeste communiste. L'esprit de parti dans le Manifeste n'est pas celui du parti léniniste. Il avait plutôt une tendance nationaliste à englober tout. À l'époque de "La Cloche fêlée" il voulait marcher avec les constitutionnalistes. En 1936, au moment du Front populaire, il a voulu rassembler les partis politiques bourgeois et prolétariens au sein du Congrès indochinois. Mais dès que s'est abattue la répression, les constitutionnalistes l'ont lâché.

Cyclo : Aujourd'hui, dans le Viêt-nam en mutation, pensez-vous que celui qui représenta l'idéal de la jeunesse ait encore une pertinence pour une jeunesse en quête d'idéal ?

Ngo Van : Chaque personnage a son temps et l'on ne peut parler de son idéal à l'heure actuelle. L'évolution sociale est très différente aujourd'hui. Ce qui est actuel et qu'il faut retenir de lui c'est la nécessité de combattre toute oppression. Des oppresseurs, blancs ou jaunes, sont des oppresseurs. Nguyen an Ninh a combattu jusqu'à la mort sans jamais capituler. On peut suivre son exemple. Les jeunes doivent monter sur les épaules des anciens pour regarder plus loin.

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1 - Viêt-nam 1920-1945, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Édition L'insomniaque 1996.
2 - Congrès indochinois: projet de coalition nationale qui avait pour but de présenter les doléances du peuple vietnamien au gouvernement du Front populaire.

CHRONOLOGIE

5 septembre 1900 (année Canh Ti) : Naissance de Nguyen an Ninh à Long Thuong (Cholon).
1908-1918 : Études a l'école So Cop et à l'institution Taberd (Saigon), au collège de My Tho et au collège Chasseloup-Laubat (Saigon). Études à la faculté de médecine de Hanoi.
25 juillet 1920 : S'embarque pour la France.
1921 : Obtient une licence en droit. Commence à participer aux activités du Groupe des patriotes annamites.
mars-août 1922 : Voyage en Europe.
5 octobre 1922 : Retour au Viêt-nam.
fin 1922-début 1923 : Épouse Truong Thi Sau. Refuse le poste de magistrat que lui propose le gouverneur de Cochinchine.
janvier 1923 : Exhorte la jeunesse à fonder une nouvelle culture ouverte sur le monde et la modernité au cours d'une conférence à l'Association d'enseignement mutuel de Cochinchine. 15 octobre 1923 : Conférence sur "L'idéal de la jeunesse annamite".
11 décembre 1923 : premier numéro de "La Cloche fêlée".
été 1924 : Ninh repart en France pour y préparer un doctorat en droit.
25 mai 1925 : Intervient au meeting des sociétés savantes au cours duquel un ordre du jour est établi, qui réclame du gouvernement français le rétablissement des libertés primordiales pour les Indochinois.
28 mai 1925 : Rentre au pays en compagnie de Phan chau Trinh.
29 juillet 1925 : Alexandre Varenne est nommé gouverneur général de l'Indochine.
21 mars 1926 : Organise un rassemblement pour protester contre l'expulsion du journaliste Truong cao Dong vers l'Annam. Il renouvelle et développe les revendications du meeting des Sociétés savantes.
24 mars 1926 : Ninh est arrêté en compagnie du gérant de "La Cloche fêlée", Dejean de la Bâtie. Mort de Phan chau Trinh.
8 juin 1926 : Il est condamné à dix-huit mois de prison pour "manœuvres subversives".
janvier 1927 : Bénéficie d'une relaxe après avoir demandé par écrit sa libération au gouverneur de Cochinchine Le Fol.
mars 1927 : Nouveau départ pour la France.
1928-1929 : De retour à Saigon, il parcourt les campagnes de Cochinchine et établit les bases d'un mouvement paysan.
8 mai 1929 : Il est condamné à trois ans de prison pour formation d'une société sécrète.
3 octobre 1931 : à nouveau libre ?
1932 : Exerce le métier d'avocat-consultant puis ouvre une petite fabrique d'essence de cardamome à My Hoa.
1933 : Collabore aux journaux "Trung Lâp" et "La Lutte". Soutient la "liste ouvrière" aux élections municipales de Saigon.
1933-1937 :Participe aux activités du groupe La Lutte.
décembre 1937 : Condamné pour avoir écrit des articles séditieux dans "La Lutte" et avoir organisé une manifestation de 2000 paysans à Trà Vinh.
avril 1939 : Libéré depuis le 3 mars, il se présente aux élections coloniales sur la liste du "Front démocratique" en compagnie de militants staliniens. Ils perdront les élections. Arrêté à My Tho le 5 octobre 1939, il est condamné à Saigon le 21 mai 1940 à 5 ans de prison et 10 ans d'interdiction de séjour et de privation des droits civiques. Déporté à Poulo Condor, il meurt du béribéri le 14 août 1943.

BIBLIOGRAPHIE

œuvres en français :
Articles dans les journaux : "Le Paria", "La Cloche fêlée", "L'Annam", "La Lutte", "l'Avant-Garde".
Livre : La France en Indochine, Paris, 1925.

œuvres en vietnamien :
Articles dans les journaux : "Trung Lâp", "Duôc Nhà Nam", "Dâng Nai", "Công Luân", "Dân Chung".
Livres : Dân uoc, dân quyên, dân dao (traduction des premiers chapitres du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau), Saigon, 1923; Cao vong cua thanh niên An Nam; Dan uoc (L'idéal de la jeunesse annamite : Le contrat social), Saigon, 1926; Hai Bà Trung (Les deux sœurs Trung, Théâtre), Saigon, 1928; Tôn Giào (De la Religion), Saigon, 1932; Phê Binh Phât Giào (Critique du Bouddhisme), My Tho, 1938.


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L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

Nguiên dinh Thiên     



< À la fin des années 70, l'opinion internationale fut profondément bouleversée par les images de Vietnamiens, entassés sur de fragiles embarcations. La France fut un des pays qui accueillit le plus grand nombre d'entre eux.

L'arrivée des Vietnamiens en France n'a pas commencé avec les événements de 1975. Jusqu'en 1945, il s'agit pour l'essentiel de soldats qui ont combattu pour la France et de la main-d'œuvre qui a soutenu l'effort de guerre. Une autre immigration plus parcellaire, constituée de privilégiés, cherche en France une formation intellectuelle.
Après 1945, les rapports entre la France et le Viêt-nam devaient changer. Nombre d'arrivants vietnamiens entre 1945 et 1975 fuient les conflits successifs qui ravagent leur pays. Les étudiants qui ont fini leurs études décident de rester en France. Ainsi donc, le recensement de 1954 dénombre 6591 Vietnamiens résidant en France, celui de 1962, 74601. Outre les personnes recensées, on doit ajouter celles qui sont de citoyenneté française: les naturalisés, les épouses asiatiques des Français et bon nombre d'Eurasiens2 (?). Car en 1954 les Accords de Genève, suivis en 1955 par le retrait de la France du Sud Viêt-nam, consacrent la fin de la présence militaire française en Indochine.
Après de nombreuses arrivées en 1955 et 1956, suivent celles, plus espacées, de petits groupes quittant le Viêt-nam au gré des événements politiques et des problèmes économiques croissants. Il n'existe pas réellement de statistiques concernant ces flux de population; cependant, des rapports estiment à environ 30.000 et 35.000 le nombre de départs d'Indochine entre 1954 et 19602.

ARRIVÉES POSTÉRIEURES À 1975

Fin avril 1975, les troupes communistes entrent à Saigon. Dès lors, des milliers de Sud-Vietnamiens décident de quitter le pays. Une enquête menée en juin 1981 à Hong-Kong par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) auprès de 300 émigrés a montré que "55% sont partis pour des raisons économiques, 25% pour éviter le service militaire, 4% pour motif de réunion de famille et seulement 8% pour éviter la persécution politique" et quand on parle de "persécution politique", note un fonctionnaire américain, "la preuve est mince et difficile, parfois impossible à établir"3. Il ressort de l'enquête du HCR que la première motivation des départs réside dans le "bilan économique médiocre du pays" et dans la possibilité offerte de se réinstaller rapidement aux États-Unis ou ailleurs. Il semblerait donc qu'il n'y ait pas qu'une catégorie de réfugiés mais plusieurs.
Selon G. Condominas et R. Pottier4, les grandes lignes de la politique des autorités vietnamiennes de 1975 à 1979 peuvent expliquer les différentes raisons de fuir le pays. En 1975 et 1976, moins de dix boatpeoples quittaient chaque jour les côtes du Viêt-nam. Le rythme s'accélère en 1977 (43 bateaux par jour), montrant la montée des difficultés. La politique de création de zones d'économie nouvelle se heurte à des obstacles financiers et psychologiques face à l'autoritarisme étatique, les fonctionnaires nord-vietnamiens ont tendance à porter "volontaires" ceux qui n'avaient guère le choix entre partir défricher les terres du Nord et partir dans un camp de rééducation politique... Deux traits essentiels paraissent de plus en plus insupportables à l'ensemble de la population: d'une part, l'absurdité d'une gestion économique qui s'avère inefficace; d'autre part, l'absence de liberté démocratique. À cela s'ajoute la montée des tensions avec le Cambodge et la Chine.
Les conflits avec le Kampuchea Démocratique en 1978 et avec la Chine en 1979 conduisent à de nombreuses mobilisations d'hommes. 355 bateaux quittent chaque jour le Sud Viêt-nam entre janvier et mars 1979, 1405 bateaux par jour en mai et juin. La conférence de Genève (20 juillet 1979) sur les réfugiés renvoie le Viêt-nam devant ses responsabilités internationales. Hanoi s'engage à autoriser ces départs et à les organiser dans des "conditions humainement acceptables avec l'aide des organisations internationales". La plupart sont des Sino-Vietnamiens, touchés par les mesures de restrictions sur le commerce privé. La majorité des candidats à l'exil continuent à fuir de manière illégale.
Pour donner une évaluation chiffrée du phénomène, de 1975 jusqu'au début des années '80, au minimum 800 000 Vietnamiens s'installent à l'étranger5.
L'exode a-t-il modifié la structure sociale de la communauté vietnamienne en France? La population arrivée après 1975 est une population plus nombreuse et plus diversifiée. Les chiffres donnés par P. Franceschi font apparaître un fort pourcentage d'étudiants et d'élèves (43,7%), de cadres et de membres des professions libérales (3,8%), d'ouvriers (17,3%). Trois catégories y occupent une place exceptionnelle par rapport à leur poids dans la société: les pêcheurs, les jeunes et les élites. Le nombre important de pêcheurs pourrait s'expliquer par le fait qu'ils disposaient d'embarcations personnelles.

L'ARRIVÉE EN FRANCE

Une fois arrivés dans les camps de transit (pour l'essentiel en Malaisie, Thaïlande, ou aux Philippines), les réfugiés sont en attente d'un pays d'accueil. "Terre d'asile", la France est classée en quatrième position parmi les pays d'accueil les plus importants (92 646 réfugiés d'Asie du sud-est en septembre en 1982). La France, malgré le coup de frein donné a l'immigration depuis 1974, fut l'un des pays les moins sélectifs, ce qui explique la forte présence de réfugiés vietnamiens. Certains projetaient notamment de s'installer provisoirement en France pour demander par la suite un visa pour les États-Unis.
Il faut préciser ici que les migrants ont le statut de réfugié et non pas celui de réfugié politique, à savoir "toute personne qui craint avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social, ou de ses opinions politiques, se trouve hors de son pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays" (Convention de Genève de 1951, revue par le protocole de Belegio en 1967).

ESSAI D'ÉVALUATION STATISTIQUE

Personne n'a de chiffres sûrs, tout le monde en cherche. Le Ministère de l'Intérieur publie des estimations. les dernières s'arrêtant début 1987. Elles comptabilisent les réfugiés titulaires d'un titre. Il y aurait eu donc 44 600 Vietnamiens sur le territoire français en 1987. Dans cette étude, ne figurent pas les personnes en attente d'un titre de séjour, ni celles ayant obtenu leur naturalisation. Selon la Croix-Rouge, entre 1975 et fin 1988, 120 000 Vietnamiens seraient entrés en France. Ces chiffres ne concernent pas les clandestins, ni les "spontanés", c'est-à-dire, dans la terminologie officielle de la préfecture, ceux qui sont entrés avec un visa de tourisme et qui demandent le statut de réfugié.
Ces chiffres ne prennent pas non plus en compte les mariages, les naissances et les naturalisations.
On estime aujourd'hui la communauté vietnamienne à plus de 200 000 Vietnamiens ou naturalisés d'origine vietnamienne. Il est certain qu'avec les naturalisations, les naissances et le métissage, il devient de plus en plus difficile de donner des chiffres précis. Car tout est question de déterminer qui, au regard des statistiques, compte réellement comme "Vietnamien".
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1 - Simon-Barouh, I., L'accueil des réfugiés d'Asie du Sud-Est à Rennes in "Pluriel-Pans", n° 28, 1982, p. 23-55.
2 - Simon, P.-J., Un village franco-indochinois dans le Bourdonnais, l'Harmattan, 1981, Paris, p. 5.
3 - Nguiên N. Giao, Réfugiés politiques ou émigrants: facteurs politiques et facteurs économiques, in "Revue d'informations et de réflexions sur les réalités vietnamiennes", n° 4, décembre 1981, Paris, p. 87-92.
4 - Condominas, G. et Potier, R., Les réfugiés originaires d'Asie du Sud-Est, Documentation française, 1982, p. 104-114.
5 - Boudarel, G., La diaspora et les exilés vietnamiens, in "Relations internationales", n° 54, été 1988, Paris, p. 235.

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